Destination Ténèbres

Les lectures s’enchaînent pour le Challenge Lunes d’encre et parfois, PAF ! Le coup de cœur. Tout est foutu !

Frappé d’amnésie après un grave accident sur une planète étrangère, Moineau ne se rappelle plus de rien. Seuls quelques souvenirs échappent au trou noir de sa mémoire, des faits incertains qui l’inquiètent plus qu’ils ne le rassurent. À peine sorti de convalescence, on le persécute, on le séduit et on le presse de choisir son camp. Car après deux mille ans de voyage, l’Astron s’apprête à traverser la Nuit, une portion d’espace dépourvue de toute étoile et de toute planète. Autant dire un saut dans les ténèbres, pour une durée de vingt générations, mais avec l’espoir d’atteindre une partie de la galaxie plus dense et ainsi multiplier les chances de premier contact. Une mission jusque-là vouée à l’échec, le vaisseau-génération n’ayant croisé la route que de mondes déserts et stériles. Quel parti Moineau doit-il prendre ? Celui de la majeure partie de l’équipage, poussée à l’abattement par la certitude de l’échec, et qui ne souhaite plus que rebrousser chemin pour regagner la Terre ? Ou celui du Capitaine, personnage charismatique, manipulateur et inquiétant ? Mais, peut-être la solution se trouve-t-elle dans sa mémoire perdue ?

« La seule chose dont je me souviens, c’est que j’ai vu quelque chose d’extraordinaire le matin du jour où je suis mort. »

Croisement entre thriller et science-fiction, Destination Ténèbres conjugue les qualités de l’un et de l’autre avec une insolence qui laisse pantois. Redoutable page turner, le roman de Frank M. Robinson vient en effet vous cueillir sans coup férir, vous embarquant dans un voyage sans escale, tant le récit se révèle difficile à lâcher avant la fin.

Sur fond de paradoxe de Fermi, l’auteur américain nous immerge en effet dans un huis clos angoissant introduit par une phrase d’ouverture mémorable. Via le regard de Moineau, on se familiarise progressivement avec les lieux et l’équipage de l’Astron, notamment ses figures importantes. Noé, Tybald, Pippit, Plongeon, Corbeau, Grive, le Capitaine et bien d’autres. Le vaisseau-génération abrite en effet une micro-société aux routines bien installées qui peinent à masquer les rapports de force sous-jacents. De quoi donner du fil à retordre à un Moineau bien esseulé, ne sachant à qui accorder toute sa confiance.

De la naissance, source de rites quasi-religieux et prétexte à un défoulement festif, au recyclage nécessaire des composants des dépouilles de ses membres les plus âgés, l’équipage de l’Astron vit en vase clos, conditionné à accomplir coûte que coûte son office en dépit de conditions matérielles dégradées.

Car, après deux mille ans de transit dans l’espace, l’Astron semble en bout de course. Les équipements de survie donnent des signes évidents d’usure et seuls les falsifs, ces environnements virtuels programmés par l’équipage pour agrémenter leur quotidien, entretiennent l’illusion du confort, masquant le délabrement et la vétusté des coursives ou des cabines. Ils atténuent aussi le caractère étouffant des lieux, offrant une alternative aux ébats sexuels, autre exutoire à l’ennui entre deux explorations.

Malgré un aspect un tantinet suranné et allusif, d’un point de vue techno-scientifique, Destination Ténèbres témoigne pourtant d’une certaine modernité pour ce qui concerne les liens matrimoniaux et la famille. L’auteur n’hésite pas en effet à imaginer un tout autre type d’appariement, où le père n’est pas forcément le géniteur, mais plus simplement un homme de l’équipage s’étant « intéressé » à un enfant, au point de vouloir s’en occuper. De même, il dynamite l’image traditionnelle du couple, combinant des unions bisexuelles, homosexuelles, voire plus classiquement hétérosexuelles. Une conception des relations intersexuelles ne posant aucun problème dans l’univers confiné du vaisseau-génération, où il est surtout très mal vu de refuser une première demande. Mais ce qui frappe l’esprit au final, c’est le lent crescendo dramatique, jalonné de révélations, dont le déroulé contribue grandement au plaisir de lecture.

Bref, avec Destination Ténèbres, Frank M. Robinson mène une réflexion habile autour de la solitude, de l’existence humaine et de la mémoire. Une réflexion non dépourvue d’une certaine ironie comme en témoigne la pirouette finale. Vivement recommandé.

Destination Ténèbres (The Dark Beyond the Stars, 1991) de Frank M. Robinson – Éditions Denoël, collection « Lunes d’encre », 2011 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jean-Daniel Brèque)

9 réflexions au sujet de « Destination Ténèbres »

  1. Merci pour cette découverte. Le système « familial » me fait penser à une ethnie chinoise les « Na ». J’aime bien aussi l’idée de la réalité augmentée pour palier à la laideur du quotidien, je m’en suis moi-même servi dans une nouvelle. L’une des plus noires que j’ai écrite d’ailleurs.

  2. La première partie joue sur l’imagerie des mutineries maritimes, je ne peux m’empêcher de voir Marlon Brando dans le rôle de l’inflexible capitaine, j’ai l’impression que la science-fiction n’est là que comme un vernis d’ailleurs un peu craquelé (malgré les falsifs) maquillant une histoire très ancienne, mais plus j’avance, et plus cette épopée surfant sur le vide et le silence des espaces infinis m’effraie, jusqu’à l’atrocement ironique retournement final. Heureusement que j’ai pris mes médicaments, et qu’à la fin du voyage, je choisis d’y voir une méditation sur la précieuse existence humaine, comme disent les Bouddhistes. Et même carrément sur la Vie tout court (l’humain n’ayant pas trop la côte auprès de la planète ces derniers temps)

  3. J’ai regardé sur le site de la MACIF, le Vipassana est assimilé au petit véhicule. Mais il faut souvent que je sois en difficulté existentielle pour pratiquer, ce qui n’est pas très efficient.

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