La Guerre uchronique

Parmi les intégrales publiées chez Mnémos, « La Guerre Uchronique » de Fritz Leiber s’impose comme un incontournable, un must-read dont on se plaît à (re)découvrir le foisonnement impressionniste et les nuances érudites avec un plaisir non feint. Une véritable toile de maître, pour reprendre le titre de l’étude de Timothée Rey, maître d’œuvre d’un ouvrage rassemblant les textes rattachés au canon du cycle, autrement dit The Big Time (réédité sous le titre L’Hyper-Temps), le court roman No Great Magic et six nouvelles directement liées à l’affrontement entre les Araignées et les Serpents, auxquels huit autres textes viennent s’ajouter, selon une parenté plus ou moins lointaine avec les thèmes de la Guerre uchronique. Doté d’une préface, d’un glossaire et d’une étude des motifs de l’Araignée et du Serpent chez Fritz Leiber, l’ouvrage est de surcroît pourvu d’une illustration de couverture convenant idéalement au propos. Autant dire que si votre connaissance de l’auteur américain se limitait à l’excellent « Cycle des Épées » et aux aventures lunatiques de Fafhrd et du Souricier Gris, « La Guerre uchronique » fourbit de sérieux arguments pour vous faire approfondir l’œuvre de Fritz Leiber.

Mais, revenons au cycle de « La Guerre uchronique » autrefois traduit dans nos contrées sous les mentions de « La Guerre des Modifications » ou du « Cycle de la Guerre modificatrice ». Récit d’une guerre secrète et acharnée entre les Araignées et les Serpents, deux factions dont on ne connaît rien d’autre que l’antagonisme irréductible qui les oppose et le surnom dont les affuble leur ennemi, « La Guerre uchronique » met surtout en scène des soldats soustraits à leur propre ligne de vie avant que la mort ne les emporte. Devenus des Démons ou Doublegangers, voire des fantômes (des copies animées de l’apparence physique et des émotions d’une personne), ils ont rallié l’un ou l’autre des camps pour participer à la guerre éternelle que se livrent leurs mentors dans le passé et l’avenir, mais aussi partout dans l’univers. Un conflit dont ils ne savent quel côté est le bon ou le juste, mais qui leur demande un engagement total, ne leur laissant comme seule option que d’en apprendre le plus possible pour se faire leur propre opinion. Humains ou extraterrestres, ils découvrent ainsi que leur combat est voué à l’échec, le temps offrant une résistance inattendue à leurs manipulations du fait de la Loi de Conservation de la Réalité. Mais surtout, leur ennemi s’oppose sans cesse à leurs modifications dans le passé ou le futur en impulsant une tournure des événements plus favorable à sa cause.

Bref, ces soldats sont embrigadés dans une lutte absurde où leurs propres souvenirs ne correspondent plus forcément à la réalité. Ils ne renoncent pourtant pas au combat, même s’ils ne se bercent d’aucune illusion quant à une victoire rendue plus incertaine par le délitement du continuum spatio-temporel. Seule la perspective de goûter à l’instant présent, bien à l’abri dans une station de récupération située hors du temps, dans un repli caché de l’Hyper-Temps, leur donne la force de continuer à se battre.

Auréolé d’un prix Hugo en 1958, le roman The Big Time (L’Hyper-Temps) pose le cadre de la Guerre uchronique à la manière d’un huis-clos, volontiers théâtral. Narré par une jeune femme, l’une des amuseuses chargées de dorloter les soldats éprouvés par les combats, l’intrigue se focalise sur les coulisses du conflit, délaissant le front pour l’arrière. On pénètre ainsi les arcanes de la guerre uchronique par la bande, de manière indirecte, le repos du guerrier se muant en whodunit psychologique où hôtes et convives d’une station de récupération cherchent à trouver le responsable de leur réclusion forcée. La révision de la traduction de L’Hyper-Temps par Timothée Rey se révèle profitable au texte, dévoilant un art de la manipulation et du coup de théâtre impressionnant. Fritz Leiber en remontre même en matière de suspense et d’ironie subtile à bien des faiseurs contemporains.

Si Nul besoin de grande magie reprend en partie les mêmes personnages, le récit joue davantage sur la confusion des souvenirs de sa narratrice et sur un foisonnement de références littéraires, scientifiques et théâtrales, fort heureusement élucidées par Timothée Rey. Sur ce dernier point, ses copieuses notes sont un complément appréciable. Une plus-value qui, loin d’être un artifice superflu, donnent matière à réflexion et relecture.

Reste à traiter des quatorze nouvelles inscrites au sommaire. Si la plupart d’entre-elles sont des rééditions, l’ouvrage comporte plusieurs inédits, des textes oscillant entre science fiction et fantastique. Au lieu de dérouler un descriptif détaillé et sans aucun doute rébarbatif, contentons-nous de livrer quelques coups de cœur. Dérogeant à l’ordre préconisé par le canon du cycle, Timothée Rey propose en ouverture « Quand soufflent les Vents Uchroniques », une courte nouvelle à l’ambiance spectrale et onirique. J’avoue avoir été happé par la beauté poétique et le ton empreint de mélancolie de ce texte. Le sujet évoque à la fois Le Souffle du Temps de Robert Holdstock et le décor des Chroniques Martiennes de Ray Bradbury. Bref, il rejoint illico mon panthéon personnel, plaçant de surcroît l’intégrale sous de bons augures. Puis vient le second coup de cœur, en l’espèce le neuvième texte. Si « Dernier Zeppelin pour cet univers » n’appartient pas vraiment au canon, il s’y rattache aisément grâce à la manifestation d’un vent uchronique venu littéralement arracher le narrateur de sa ligne historique et de son époque, peuplant sa mémoire de réminiscences où des zeppelins gigantesques, en partance pour l’Allemagne, sont amarrés aux gratte-ciel de New York. Une autre histoire, apparemment meilleure, hantée par le spectre de la culpabilité et du génocide. Un texte inoubliable, une nouvelle fois primé à juste titre (un Hugo et un Nebula).

Au terme de cette longue chronique, me voici donc contraint de me répéter. « La Guerre uchronique » est une réédition soignée et salutaire, comportant des textes devenus des classiques de la science fiction, enrichie de surcroît d’un paratexte érudit et passionnant. Un must-read, on vous dit, offrant l’opportunité de redécouvrir Fritz Leiber.

La Guerre uchronique de Fritz Leiber – Éditions Mnémos, Intégrale présentée par Timothée Rey, janvier 2020 (traductions inédites et révisions [États-Unis] par Timothée Rey)

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