Complètement à l’Est

« On allait à présent se soumettre à une souveraineté étrangère, être un hôte, c’est-à-dire devoir la fermer plutôt que jouer au fanfaron : quand on avait déclenché une guerre mondiale, assassiné les Juifs et piqué leurs vélos aux Hollandais, on n’avait pas les meilleures cartes entre les mains. »

La Prusse orientale, tel un membre amputé, démange l’inconscient allemand. Autrefois appelé Mazurie, le territoire a maintes fois changé d’allégeance, sa population contrainte aux exodes répétés dans le grand chamboule-tout de l’Est-européen, migrations slaves et Drang nach Osten germanique y compris. Tour-à-tour peuplée par les Borusses, les Baltes, les Slaves, les Allemands et les Polonais, la région a connu l’emprise de la Rus, la Lituanie, la Ligue hanséatique, des chevaliers teutoniques et du royaume de Prusse avant de retourner dans le giron polonais. Longtemps, la chape de plomb de la Guerre froide n’a fait que confirmer la fatalité historique qui y prévalait, du moins jusqu’à la chute du Rideau de fer.

La perspective de la fin du communisme a en effet réveillé les esprits et donné la bougeotte à la génération née avant les déplacements forcés provoqués par la capitulation du Reich. Les premiers « touristes » allemands ont alors franchi la ligne Oder-Neisse, effectuant une sorte de pèlerinage dans les territoires perdus, non sans éprouver une sourde nostalgie et un sentiment de culpabilité. Curieux mélange dont Jonathan Fabrizius fait l’expérience. Né sur une charrette pendant la débâcle allemande, il a été recueilli et élevé par son oncle après que sa mère soit morte en lui donnant naissance et que soit père ait disparu sur le front de la Vistule. La quarantaine bien passée, il loue désormais sa plume incisive à diverses revues, accumulant la documentation dans l’appartement hambourgeois qu’il partage avec Ulla, sa petite amie à mi-temps, employée intérimaire au musée des Beaux-Arts où elle prépare une exposition sur la cruauté. Dilettante et irrésolu, Jonathan voit se présenter une opportunité à ne pas manquer : revenir sur les lieux de sa naissance dramatique en participant à un rallye promotionnel pour la marque automobile Santubara.

Complètement à l’Est traite en vrac de culpabilité, de mémoire et de résilience. Celle du peuple allemand confronté à ses souvenirs d’un Heimat payé au prix du sang et abandonné dans le sillage de la défaite. En lisant le récit de Walter Kempowski, on se retrouve sans cesse ballotté entre la nostalgie et la honte des crimes commis au cours de l’Histoire tumultueuse de cette partie du continent européen. Entre Danzig-Gdańsk, Marienburg-Malbork, son château teutonique restauré, et les bunkers de la Wolfsschanze, on parcourt ainsi des territoires jalonnés par les vestiges de la présence allemande. Des terres désormais habitées par des Polonais méfiants, voire hostiles, où la mauvaise conscience germanique et les traumatismes du passé se tapissent jusque dans le moindre détail du paysage. La souffrance peine à s’exprimer, certains compagnons de voyage de Jonathan préférant ignorer les stigmates du passé pour considérer les polonais d’un œil critique, limite méprisant. La déliquescence du système communiste et la misère les confortent dans leurs préjugés. Les Polonais leur rendent bien ce dédain, faisant payer chèrement leur hospitalité. Entre oubli et culpabilité, le travail de mémoire s’accomplit pourtant, certes laborieusement, non sans remords et émotions, mais avec la réelle volonté de dévoiler le gâchis des vicissitudes de l’Histoire.

Road trip désabusé, Complètement à l’Est exhale également une ironie amère dont on goûte toutes les nuances avec la douloureuse certitude d’en percevoir des échos un peu partout sur le continent européen, ici et maintenant. Quelque part du côté de Günter Grass, l’œuvre de Walter Kempowski mérite plus qu’un coup d’œil distrait.

Complètement à l’Est (Mark und Bein, 1992) – Walter Kempowski – Editions Globe, février 2022 (roman traduit de l’allemand par Olivier Mannoni)

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s