The Department of Truth 1 & 2

Fraîchement diplômé de Quantico, Cole Turner pensait tout connaître des communautés de l’alt-right dont la logorrhée complotiste contamine jusqu’aux recoins les plus secrets des réseaux de l’Internet. Il pensait avoir tout vu, tout entendu, tout analysé du sujet, au point d’exposer son expertise aux apprentis agents venus écouter ses cours dans les locaux de la célèbre agence gouvernementale. Du moins jusqu’à cette convention platiste. Venu au départ pour observer incognito les délires co(s)miques de ces doux dingues, il se retrouve mêlé aux agissements de deux milliardaires convaincus de pouvoir lui prouver que la rotondité du monde comme les premiers de l’homme sur la Lune ne sont que mensonges et manipulation de l’Etat. En leur compagnie et celle de leurs richissimes amis, il décolle dans un jet privé, direction le pôle où l’attend une bouleversante révélation. Et les balles de Ruby, agente spéciale du Département de la Vérité. De quoi suspendre définitivement son incrédulité au fil de sa découverte de l’histoire secrète du monde. Un changement de paradigme n’étant pas sans réveiller quelques échos intimes déplaisants dans sa mémoire.

La vérité et le mensonge appartiennent à notre réalité. Elles la nourrissent, lui conférant de la substance et contribuant au compromis collectif sur lequel se fondent certitudes et croyances. Mais surtout, elles lui fournissent un socle tangible sur lequel édifier durablement nos sociétés. La série écrite et dessinée par James Tynion IV et Martin Simmonds propose une remise en perspective vertigineuse de tout ce que nous croyions savoir sur la réalité. Série futée et diablement documentée, The Department of Truth imagine en effet que la réalité est tributaire du consensus collectif, tel qu’il est protégé par une officine secrète. Malléable, fluctuante, la réalité n’est finalement ainsi que la somme des croyances d’une majorité, définie comme Vérité jusqu’à preuve du contraire. Cette situation est cependant menacée par les agissements d’ennemis déterminés à imposer leur vue de l’esprit, notamment une mystérieuse femme habillée de rouge et une organisation appelée Black Hat. Évoluant en marge, ils manipulent la complosphère et ses relais médiatiques ou politiques, tentant de faire advenir à la réalité tout ce qui relève du fantasme, de la superstition et de la dinguerie, avec comme ultime objectif de faire du mensonge la nouvelle vérité.

En suivant Cole Turner, on se retrouve de l’autre côté du miroir, auscultant les angles morts de la réalité derrière le verre sans teint de l’histoire secrète. On l’accompagne dans sa découverte du combat mené par le Département de la Vérité contre les tulpas, ces formes de pensée issues des recoins les plus crapoteux des communautés complotistes, rendues suffisamment tangibles pour modifier la réalité. Reptiliens inquiétants, pédophiles satanistes mangeurs d’enfants, chemtrails toxiques et autres fictions sauvages, comme le Sasquatch américain, prennent ainsi corps, composant l’ordinaire d’agents chargés de les éliminer, de les traquer jusqu’aux tréfonds de l’inconscient pour en en faire disparaître toutes traces.

James Tynion IV dresse ainsi un panorama saisissant des théories du complot tout en démontant avec intelligence leurs ressorts. Dans ce voyage au pays des zinzins, le mensonge apparaît préférable à la vérité car il rassure et console, redonnant foi dans la réalité. Il ramène un semblant d’ordre dans un monde, un instant perturbé par une discordance. Dans ce monde, on veut croire qu’on nous cache tout. On veut croire que la vérité n’est qu’un mensonge mis en scène par des puissances occultes, La vérité est ailleurs affirmait Fox Mulder. La vérité, c’est le mensonge écrivait George Orwell dans 1984. Chez les complotistes, on est convaincu que le monde est dirigé par une cabale qui n’a de cesse de vouloir priver les citoyens de leurs libertés, à grand renfort d’injonctions écologiques, vaccinales, féministes et j’en passe. Au pays des zinzins, on cherche à réinformer, on combat le système qui cherche à nous grand remplacer, la pensée unique et le politiquement correct qui font que l’on ne peut plus rien dire. Dans le monde des zinzins, la foi fait raison.

La partie graphique de The Department of Truth est tout simplement hallucinante de justesse et de créativité, s’enrichissant de surcroît d’un lettrage soigné de Aditya Bidikar. Le trait nerveux aux couleurs vives saturées de Martin Simmonds convient en effet idéalement au propos de James Tynion IV, introduisant un dialogue stimulant entre le fond et la forme. De même, le découpage et le cadrage contribuent à entretenir la paranoïa latente en singeant la définition médiocre des webcams et des images vidéos dérobées. Simmonds ne recule devant aucune audace, alternant les ruptures de style ou les collages, raturant ses dessins ou laissant baver l’encre, sans hésiter à emprunter des codes et des images issues du complotisme. Et tout cela sans nuire aucunement à la compréhension d’une histoire mêlant l’intime et le collectif, l’Histoire et la fiction. On ne peut que saluer ce joli tour de force.

On ne le répétera jamais assez, The Department of Truth est malin, très malin, puisqu’il nous sonde jusque dans nos biais cognitifs les plus profonds, nous interpellant sur notre faculté à croire ou pas. Il nous interroge également sur notre capacité à douter, nous rappelant qu’à l’heure de l’Internet, des médias de masse, des fake news, des acteurs de crise et des vérités alternatives, appliquer le principe du rasoir d’Ockham relève d’un exercice de plus en plus difficile et périlleux.

The Department of Truth : Au bord du monde 1/4 – James Tynion IV & Martin Simmonds – Urban Comics, collection «Urban indies », janvier 2022 (bande dessinée traduite de l’anglais [États-Unis] par Maxime Le Dain)

The Department of Truth : La cité sur la colline 2/4 – James Tynion IV & Martin Simmonds – Urban Comics, collection «Urban indies », septembre 2022 (bande dessinée traduite de l’anglais [États-Unis] par Maxime Le Dain)

2 réflexions au sujet de « The Department of Truth 1 & 2 »

  1. Post Zienkiewitz sur un concept qui me rappelle furieusement un classique SF – la réalité du monde modelé par ce que les gens acceptent (la Terre est vraiment plate jusqu’à ce que l’on accepte sa rontitude). Mais je ne me rappelle plus du titre du bouquin 🙂 Ça serait rigolo que je l’ai inventé.

    • Ce que ce commentaire me rappelle, c’est (on pourrait difficilement appeler ça « un classique de la SF », puisque c’est un album paru dans une collection pour enfants) « Comment la Terre est devenue ronde », de Mitsumasa Anno. Ce n’est sûrement pas à ce livre que vous pensiez; cependant, ça explique très bien, en images, comment la Terre, tout plate quand elle était petite, est devenue de moins en moins plate en grandissant.

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