Mon Chien stupide

La cinquantaine bien tassée, Henry J. Molise est arrivé à ce stade où l’on dresse un bilan de son existence, jaugeant les réalisations à l’aune des espoirs de jeunesse déçus. Le bougre n’est pourtant pas à plaindre comme en témoigne sa vaste demeure implantée au cœur d’un quartier pas trop décrépi de la conurbation de Los Angeles. Il ne peut cependant s’empêcher de nourrir un spleen tenace, ressassant son mal être dans l’alcool. Que fait-il de ce côté de l’Atlantique, lui qui pourrait couler des jours tranquilles sous le soleil de Rome ? Pourvu d’une épouse jadis aimante, mais désormais engoncée dans ses névroses, d’une ribambelle de gosses en passe d’acquérir leur indépendance, oscillant entre le statut de pique-assiette et le mépris pour des parents considérés comme des has-been, Molise ne trouve pas davantage de satisfaction dans son métier de scénariste pour la télévision, condamné à rejouer les mêmes scripts stéréotypés. Il aurait tant voulu être un écrivain renommé, auteur de futurs classiques, les tempes grisonnantes, une palanquée d’admiratrices accrochées à son mont blanc. Heureusement, il lui reste son chien, Stupide. Un monstre poilu de race indéterminée, à la tête d’ours mal léchée. Un clébard adopté sur un concours de circonstances absurde, littéralement obsédé par la gente masculine au point de vouloir lui serrer la jambe avec une ardeur priapique inconvenante. L’animal de compagnie idéal pour les vieux jours de Molise.

Court roman d’à peine deux cent pages, Mon Chien stupide témoigne de la crise de la cinquantaine d’un mâle blanc de la classe moyenne. Longtemps, Molise a entretenu l’illusion de la réussite, parfaite incarnation de l’American way of life. Désormais, il n’est plus qu’une chose ratatinée, souffre douleur d’une épouse et d’enfants ingrats qu’il ne se résout pourtant pas à détester, par peur du vide. Lâche, alcoolique et gaffeur, le bonhomme accumule les échecs et les déceptions. En proie au doute, il se fait l’observateur de la déliquescence longtemps annoncée sa famille. Un jeu de massacre dans lequel il prend sa part, ne lésinant pas sur les bévues, les mesquineries et les actes manqués.

Mon Chien stupide traite ainsi de l’érosion irrésistible des sentiments, des ambitions et de la cellule familiale américaine, en se plaçant à l’acmé de la crise. Il évoque les faux semblants, les défaites personnelles transformées en concessions raisonnables, histoire de les faire accepter plus facilement. Il laisse transparaître aussi le ressentiment latent et les illusions d’un ailleurs meilleur, sacrifiant les convenances et la civilité ordinaire sur l’autel du défoulement jubilatoire. John Fante nous dresse ainsi un tableau cruel, sous-tendu par un humour grinçant, entre tendresse et cynisme, saillies drolatiques et vacheries, ne laissant guère planer l’espoir d’un happy-end.

Drôle et cinglant, Mon Chien stupide réjouira donc le cœur de l’amateur de satire, le confortant dans sa misanthropie et lui apportant le réconfort de la mauvaise foi et de l’hypocrisie démasqués au cours d’une ordalie douce amère.

Mon Chien stupide (My Dog Stupid in West of Rome, 1985) – John Fante – réédition 10/18, novembre 2017 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Brice Matthieussent)