Bienvenue à Oakland

Si haut que l’on soit placé, on n’est jamais assis que sur son cul.

Telle semble être la philosophie de vie dispensée dans Bienvenue à Oakland. Des intentions que Eric Miles Williamson ne partage peut-être pas avec l’auteur de ces lignes. Peu importe, la lecture de son roman m’a fait cette impression. Et c’est la seule chose qui compte.

« Y a rien de plus beau que la volonté de vivre lorsqu’on baigne dans le désespoir absolu. L’espoir, c’est pour les connards. Il n’y a que les grandes âmes pour comprendre la beauté du désespoir. »

Déclaration d’amour bordélique, dans le genre je t’aime moi non plus, chronique sociale en vrac, diatribe ordurière – tout le monde en prenant pour son grade –, lettre de menace, on hésite à qualifier Bienvenue à Oakland. Aussi doit-on se résoudre à le considérer comme un putain de coup de pompe au derche. Et ça fait du bien.

Oakland. Toponyme de carte postale, situé de l’autre côté de la baie de San Francisco, autant dire l’envers du rêve américain. Un chancre purulent, noyé dans la grisaille, poussé là, tel un effet secondaire provoqué par les remèdes de cheval imposés par le capitalisme. Car s’il y a bien un lieu où la lutte des classes a encore une signification, c’est à cet endroit.

Oakland. Sa trame urbaine oscillant entre friche délabrée, dépotoir, ghettos ethniques et bars crasseux. Des havres de tranquillité où il fait bon écluser quelques bières en compagnie de ses potes, après une journée éreintante. Des lieux où l’on aime s’invectiver et débiter des saloperies sur l’épouse d’untel, partie baiser ailleurs parce qu’il ne rentrait pas à l’heure.

Oakland. Un melting pot de prolos, Blancs et Noirs, des trognes travaillées au marteau-piqueur, des types au tempérament trempé dans le béton du chantier où ils s’empoisonnent. Appelez-les comme vous voulez. Quart-monde, working poor, white trash. Une autre Amérique se dévoile, bien loin de l’univers de verre et d’acier des golden boys, du carton pâte du cinéma et des banlieues proprettes aux jardins bien rangés. Ici, on trime pour survivre et l’on finit par en mourir.

Entre Irlandais, Philippins, Mexicains, Scandinaves, Italiens, Blancs et Noirs, on se côtoie mais on ne se fréquente pas forcément. On se respecte, en entretenant les préjugés racistes autour d’un verre. Même si la dèche prévaut, même si on sue sang et eau, il règne entre tous ces gens comme une décence commune que ne renierait sans doute pas George Orwell. Une fierté de sa condition. Un soupçon de dignité.

Le narrateur de Bienvenue à Oakland, T-Bird Murphy, l’alter-ego de Eric Miles Williamson, n’a jamais vraiment quitté sa condition de prolo. S’improvisant écrivain, il nous raconte SA ville, SON quartier et SA vie. SES potes, mais aussi les enculés qu’il a pu croiser, tous figurent dans SON roman. T-Bird n’hésite jamais à les consulter, à leur demander leur avis, même s’il sait qu’ils ne le liront jamais, ce roman. Ça, c’est pour les tapettes des beaux quartiers et les autres libéraux, bien au chaud dans leurs chaussures de marque.

T-Bird/Eric Miles Williamson s’adresse à eux, à nous, lecteur lambda vautré dans notre confort bourgeois. On est insulté, secoué, malmené tout au long du roman. Et Bienvenue à Oakland nous cueille, là, au creux de l’estomac, d’un uppercut rageur.

« Ce dont on a besoin, c’est d’une littérature imparfaite, d’une littérature qui ne tente pas de donner de l’ordre au chaos de l’existence, mais qui, au lieu de cela, essaie de représenter ce chaos en se servant du chaos, une littérature qui hurle à l’anarchie, apporte de l’anarchie, qui encourage, nourrit et révèle la folie qu’est véritablement l’existence quand nos parents ne nous ont pas légué de compte épargne, quand on n’a pas d’assurance retraite, quand les jugements de divorce rétament le pauvre couillon qui n’avait pas de quoi payer une bonne équipe d’avocats, une littérature qui dévoile la vie de ceux qui se font écrabouiller et détruire, ceux qui sont vraiment désespérés et, par conséquent, vraiment vivants, en harmonie avec le monde, les nerfs à vif et à deux doigts de péter un câble, comme ces transformateurs électriques sur lesquels on pisse dans la nuit noire d’Oakland. »

ps : On peut retrouver une autre tranche de vie de T-Bird dans Gris-Oakland, paru précédemment chez Gallimard/La noire. Par ailleurs, Eric Miles Williamson est l’auteur de Noir béton.

bienvenue-a-OaklandBienvenue à Oakland (Welcome to Oakland, 2009) – Eric Miles Williamson – Éditions Fayard, 2011 (roman inédit traduit de l’anglais [États-Unis] par Alexandre Thiltges)

Du pain et des jeux

Petit clin d’œil aux amis de l’association Fondu au Noir, cet article étant paru dans le numéro 4 de la revue L’Indic.

À l’instar du monde romain, il semble bien que les jeux, désormais strictement sportifs, soient devenus une des composantes essentielles concourant à l’équilibre de nos sociétés pacifiées. Sous toutes ses déclinaisons, footballistique, rugbystique, athlétique, vélocipédique et j’en passe, le sport alimente le quotidien en exploits fournissant à la fois un exutoire aux passions, une tribune aux discours politiques et un support commercial aux transnationales.

Plus vite, plus haut, plus fort ! La formule du baron de Coubertin paraît être le leitmotiv de médias prompts à s’enflammer au moindre sautillement, au plus infime centième de seconde grappillé sur le record précédent. En 1980, dans le contexte tendu des J.O. De Moscou, deux écrivains français mirent sur la sellette le sport-spectacle, le sport-institution via l’angle de la prospective. Il en résulte deux dystopies [1] joliment troussées et toujours d’actualité.

OlympiadesCommençons par le roman de Joëlle Wintrebert. Les Olympiades truquées a connu une histoire éditoriale mouvementée. À l’origine, le titre est paru dans la très politique collection « Ici et maintenant [2] » des éditions Kesselring. Puis, il a été réédité au Fleuve noir dans une version coupée en deux, avant de renaître en un seul volume, dans une forme amplement réécrite, chez Bifrost/Étoiles vives (une réédition en poche de cet ouvrage est également disponible chez J’ai lu).

Les Olympiades truquées traite du sport en général et de la violence qu’il génère en particulier. Joëlle Wintrebert y entrecroise le destin de deux personnages féminins : Maël, clone d’une célèbre femme compositeur, et Sphyrène, jeune championne de natation dressée par les entraîneurs afin de gagner les J.O. De Téhéran.
Le futur dépeint par l’auteure française a toutes les apparences des lendemains qui déchantent. L’eugénisme est couramment pratiqué afin de permettre aux couples de choisir le sexe de leur enfant, au détriment évidemment des femmes (le propos de Joëlle Wintrebert apparaît ainsi teintée de féminisme).
Dans les banlieues, des bandes de jeunes mâles, écartés du pool génétique, traquent les jeunes femmes pour leur faire subir des tournantes. Ils sont eux-mêmes pourchassés par l’État qui pratique un contrôle social draconien, n’hésitant pas à rééduquer les déviants. La logique du Marché est ici poussée à l’extrême permettant aux riches de faire « pousser » des clones en guise de banque d’organes.

Le capitalisme a investi bien entendu le sport, convoquant l’arsenal des technosciences afin d’élever les champions de l’avenir. Su ce point, les pays pratiquant le « socialisme réel » ne sont pas en reste. Dopage, sélection par le clonage, manipulation génétique, tout est mis en œuvre pour fournir à la population sa ration de records. Et peu importe si le système broie des existences individuelles pour parvenir à ses fins. De toute manière, peu nombreux sont les opposants, du moins clandestins, du système.
Sans surprise durant une grande partie du récit, Les Olympiades truquées détonne par son dénouement inattendu. Noir, c’est noir.

GuerreOlympiqueVenons-en à La guerre olympique de Pierre Pelot. On reconnaît aisément dans l’environnement géopolitique de ce roman celui de la guerre froide dans son ultime manifestation de tension. Que ce contexte soit désormais dépassé n’a que peu d’importance au regard du jeu de massacre auquel se livre l’auteur français ; jeu qui n’est pas sans rappeler Rollerball de Norman Jewison.
Adaptant à sa manière la formule de von Clausewitz, Pierre Pelot martèle tout au long de son roman le message suivant : le sport n’est qu’un prolongement de la guerre par d’autres moyens.

Le futur esquissé par l’écrivain des Vosges naît des œuvres perverses de la logique bloc contre bloc et de la surpopulation. Pour préserver le fragile équilibre démographique et idéologique, les puissances ont établi une sorte de décimation tous les deux ans. Les Jeux olympiques deviennent ainsi le paroxysme d’un affrontement régulé, en permettant aux Rouges et aux Blancs de défendre l’honneur de leur Cause et accessoirement de se débarrasser de leurs surplus démographiques : criminels, déviants politiques et assimilés, otages au cerveau piégé, voués à périr en cas de défaite aux Jeux.
Les dieux du stade deviennent des machines à tuer condamnées à vaincre. Sélectionnés génétiquement et bourrés d’anabolisants, ils sont affûtés comme des armes, prêts à porter la mort dans le camp adverse de manière directe et indirecte.

À la différence des Olympiades truquées, on prend à peine le temps de s’attacher au divers protagonistes de l’histoire : Pietro Coggio, l’espoir du camp des Blancs, Slim la jeune journaliste en quête du scoop susceptible de doper sa carrière, les condamnés Yanni Bog du côté Blanc et Mager Cszorblovski du côté Rouge. Tous ne sont que des rouages, des pions dans un système qui les englobe et les déplace, au gré de ses besoins, sur l’échiquier géopolitique afin de pérenniser l’équilibre de la terreur.

Œuvres politiques par excellence, Les Olympiades truquées et La guerre olympique apparaissent désormais décalés du fait de leur contexte daté. On n’y parle pas de développement durable ou de guerre contre le terrorisme mais de surpopulation et de Guerre froide.
Pourtant, ceci ne doit pas éluder la lucidité des perspectives ouvertes par les deux romans. Le Marché et la société du spectacle laminent toujours l’intelligence et plus que jamais le dopage entache de doute les compétitions sportives. Quant aux manipulations génétiques et au clonage il ne s’agit que d’une question de temps…

Notes :

[1] : Dans une de ces acceptions, la dystopie (le lieu du mal) s’oppose à l’utopie (le lieu du bien). Dans le cadre de la S-F, la dystopie est une fiction dans laquelle l’auteur imagine un futur cauchemardesque en puisant dans le présent des traits qu’il juge nocifs, les poussant à l’extrême. Parfois, on parle également d’anti-utopie.
[2] : Allusion à peine voilée à la collection « Ailleurs et demain » dirigée par Gérard Klein chez Robert Laffont.

Bibliographie :

Les Olympiades truquées de Joëlle Wintrebert – Éditions Kesselring, collection Ici et maintenant, 1980 (réédition J’ai Lu, 2001)
La guerre olympique de Pierre Pelot – Éditions Denoël, collection Présence du futur, 1980 (réédition Gallimard, collection Folio SF, avril 2012)

Le Temps du Twist

Grand Prix de l’Imaginaire en 1992 et chef-d’œuvre de l’auteur, du moins si l’on se fie aux avis éclairés, Le Temps du Twist se révèle à la hauteur des louanges de ses fans. A vrai dire, ce court roman s’impose d’emblée comme un incontournable dans la bibliographie de Joël Houssin, offrant un condensé rock de ses thématiques textuelles. Il était urgent que je le découvre…

A seize ans, on n’a pas le temps d’être raisonnable. L’assertion n’apparaît pas vraiment comme une révélation. Elle n’en finit d’ailleurs pas de désoler parents et adultes en général, enferrés dans des préoccupations plus prosaïques. Au XXIe siècle, elle ne semble pas avoir perdu de sa force, même si l’époque ne ménage plus guère de place à la jeunesse, l’espérance de vie ayant sérieusement rétréci. Désormais condamnée à l’ivresse perpétuelle, seul remède contre le rétro-virus Zapf, l’humanité végète, retranchés dans des tours sécurisées, à l’abri des Zombis Zapf.

A l’orée de ses sweet sixteen, Antonin n’a plus l’envie de vivre. Plus du tout. Il compte se suicider afin d’échapper à un avenir qui ne lui ménage aucune perspective, si ce n’est celle de choisir entre l’ivrognerie ou la zombification. Mais avant, il espère bien déflorer la rondelle d’une gonzesse, tirer sa crampe, se purger le poireau. Avec une fille pas trop déformée par l’alcoolisme, si possible. Autant dire une denrée rare dans ce monde où les femmes sont des outres à vin, ravagées par la cirrhose, pourvues de chevilles épaisses, de jambes alourdies par les cuites répétées, aux seins flasques, avec des vergetures hégémoniques et des exigences triviales. Bref, pas de quoi redresser sa libido anesthésiée à la vinasse, même s’il ne doit pas lui-même se montrer trop exigeant avec son acné bourgeonnante, sa bedaine d’ivrogne, sa calvitie naissante et son haleine avariée.

Après un anniversaire calamiteux fêté en famille, Antonin rejoint dans les caves ses potes du club des taudis humains. Les bougres lui ont concocté une petite beuverie avec quelques surprises en guise de cadeaux. 42-Crew, le génie du hacking, OFF, l’androïde de la Nouvelle Eglise, infiltré pour les espionner mais dont la programmation a été pervertie par 42, Trafic, Mirabelle, Something More et un inconnu, Orlando, un loup garou né des œuvres d’un humain et d’un zombi, il souhaite jouir des bienfaits de la petite morte avant la Grande, plus définitive. En leur compagnie, il embarque pour un road trip dans le passé, à bord d’une Buick Electra rouge. L’auto-radio calé sur les dates de différents concerts de Led Zeppelin. Mais, le célèbre groupe n’est pas au rendez-vous et OFF perd la boule, retrouvant son orthodoxie première et son zèle religieux. Les kids se retrouvent abandonnés à Londres en 1968, condamnés à être effacés par une nouvelle version de l’Histoire.

The Future is unwritten. Le Temps du Twist illustre à merveille la formule de Joe Strummer. Joël Houssin trouve ici l’équilibre parfait entre l’énergie exubérante, inhérente à la jeunesse et au rock, et un sens de l’écriture sans concession. L’histoire toute entière s’apparente à un pied de nez adressé au conformisme qui zombifie l’être humain dans la routine, lui faisant oublier au passage ses idéaux. Il se révèle également un hommage rageur et assumé au Led Zeppelin, groupe mythique et emblématique du rock anglais.

Avec une prose lorgnant davantage du côté de la langue verte que vers le beau langage, Houssin se déchaîne, recyclant avec talent les poncifs et archétypes de la science-fiction, du fantastique et du rock. A aucun moment, le rythme ne se relâche, happant le lecteur dans un enchaînement de visions dantesques où les descriptions font mouche à tous coups, provoquant l’hilarité. Un humour de sale gosse, pimenté d’un mauvais esprit jubilatoire, mais finalement salvateur.

Dans le registre du roman générationnel, Le Temps du Twist soutient donc allègrement la comparaison avec Armageddon rag de George R.R. Martin ou Outrage et Rébellion de Catherine Dufour. Il rappelle aussi que nous étions jeunes et rebelles. Parfois, cela fait du bien.

Le-temps-du-Twist-de-Joël-HoussinLe Temps du Twist de Joël Houssin – Réédition Folio SF, 2014

Argentine

La réédition/réécriture de Locomotive rictus – paru chez Ring sous le titre de Loco – m’a rappelé l’envie que j’avais de lire Argentine du même auteur. Et comme par hasard, j’ai trouvé le livre après une longue et infructueuse quête.
Bref, vous l’aurez compris, les conditions étaient réunies pour me mettre à l’ouvrage, ce que j’ai fait, toutes affaires cessantes.

« Elle dégageait un parfum bizarre, mélange lourd de musc et de poil de chien mouillé. »

La Cité, microcosme où s’ébattent prisonniers politiques et leur descendance, sous la garde de la milice, en uniforme et lunettes noires. Une prison assiégée par le désert au-dessus duquel planent de lourds zeppelins noirs.
Les belles théories ont fait long feu accouchant d’un chaos permanent. Entre les quartiers, l’apartheid couve. On ne se mélange pas, on ne se parle pas. On s’affronte par bandes interposées, on s’entre-tue avec méthode. Les rues, les passerelles, le sous-sol de la ville sont le théâtre des pires vices et sévices.
Pourtant, dans cet univers de béton, il faut survivre car « le dégoût de vivre ne supprime pas la peur de mourir. »

« La ville était une machine à broyer les anges. »

La parenté entre Blue et Argentine ne paraît pas abusée. En fait, le second titre semble comme un décalque du premier. Même univers urbain, les quartiers ayant remplacés les territoires contrôlés par les clans, même violence permanente entre bandes que l’on croirait échappées d’Orange mécanique, même emprisonnement, avec le désert et les noirs zeppelins de surveillance en guise de mur infranchissable.
Longtemps, la figure de Diego a dominé la Cité. Fils et petit-fils de rebelle, il a brillé au firmament sous le surnom de Golden Boy, à la tête de la bande des Communards. Au point de devenir le héros d’une jeunesse bagarreuse et frondeuse. Mais ce temps est révolu. Diego vit désormais barricadé dans un appartement du quartier Nord, entre un père alcoolo et paranoïaque et un petit frère qui le méprise, assurant le quotidien merdique de sa petite famille.

«  Et puis les mètres sont devenus des années, les kilomètres des siècles ! Les animaux se sont mis à mourir de vieillesse dès leur naissance, les œufs n’abritaient plus que des fœtus de vieillards… »

Évidemment, on se doute rapidement que les choses ne vont pas rester en l’état. Les événements se précipitent inexorablement. Le temps fout le camp. L’entropie menace l’équilibre de la Cité, faisant passer les bastons entre bandes pour des jeux d’enfants. Un ouragan de tachyons est sur le point de balayer les rues, effaçant les années et les existences. Tout semble perdu. À moins que Diego ne sorte de sa retraite.

« Une vilaine couperose violacée commençait à tacher le ciel. »

À l’instar de Blue, Argentine apparaît comme un roman tendu, peuplé d’archétypes sympathiques, de trognes mémorables. Un roman plus malin qu’il n’y paraît, porté par une plume ayant gagné en ampleur et en assurance. À plusieurs reprises, on est saisi de stupeur devant les visions dantesques de l’auteur. Et, on se laisse porter par une histoire menée au rythme d’une samba endiablée.

«  Nous avions l’impression de rouler sur le ventre d’une phénoménale charogne dont nos roues crevaient les abcès chargés de pus et d’humeur. »

Arrivé au terme de ce compte-rendu, je me rends compte que je n’ai toujours pas lu Le Temps du twist. Je crois qu’il devient urgent d’y remédier.

ArgentineArgentine de Joël Houssin – Éditions Denoël, collection « Présence du futur », 1989

Blue

Je lis beaucoup mais il m’arrive aussi de discuter de mes lectures et de prendre connaissance de celles des autres. À plusieurs reprises, on m’a conseillé Joël Houssin, un écrivain français dont j’avais ouïe dire qu’il avait collaboré au scénario du film Dobermann. Un titre adapté lui-même d’une série parue au Fleuve noir dont l’auteur n’était autre que Joël Houssin. Le monde est petit, n’est-ce pas ?
Même si Dobermann paraissait une entrée intéressante pour découvrir Houssin, j’ai opté pour un roman plus ancien, un concentré d’énergie dont le cadre post-apocalyptique mixe à la fois Rollerball et New-York 1997, du moins à mes yeux. Les connaisseurs auront immédiatement reconnu Blue.

Blue_BD

Quid de l’histoire ? Blue est le nom du chef des Patineurs, un des clans hantant les ruines de la Cité. En guerre perpétuelle contre les autres clans (les Bouleurs, les Saignants, les Skins, les Youves…), les Patineurs défendent leur territoire en vertu du droit du plus fort et de la loi de la jungle. Identifiable à ses mèches bleues, Blue a conquis sa position de haute lutte, misant tout sur son intelligence et sur la crainte qu’il inspire. Mais voilà, cela ne lui suffit plus. Blue a un rêve : passer le Mur qui enserre la Cité, histoire de découvrir ce qui s’étend au-delà. Seul obstacle à sa chimère, les Néons, créatures mystérieuses organisées en armée, nourries de slogans répétitifs, et dont la seule raison d’exister semble être d’empêcher tout franchissement du Mur.
Jadis, les Musuls se sont brisés les crocs en essayant de passer. De clan dominant, ils sont devenus des ombres, réfugiés dans les sous-sols de la Cité, pourchassés par leurs anciens sujets. Blue a retenu la leçon. S’il souhaite déborder les Néons, il doit d’abord réaliser l’impossible : unir tous les principaux clans de la Cité.

À la lecture de ce résumé, on comprend bien que l’intrigue ne brille pas pour son originalité. Linéaire, jalonné d’explosions de violence, de coups de théâtre, Blue ne fait pas dans la dentelle. Joël Houssin envoie valdinguer les chichis littéraires, les afféteries du bien écrire et du beau style. Il convoque le meilleur du roman populaire et nous livre ici un récit à lire à tombeau ouvert.
Dans l’énergie vitale animant les personnages, dans le rythme incisif, tranchant comme une lame affûtée, et jusque dans la truculence des dialogues truffés d’argot râpeux à souhait, Blue se montre généreux et sans concession. Joël Houssin ne retient rien, ni les coups, ni les trahisons,ni les tueries, ni son imagination. Sous son nuage de cendres grises, le paysage délabré de la Cité est dantesque. Les personnages sont des caricatures ricanantes, que l’on croirait issues d’un tableau de Jérôme Bosch ou d’un comics de Frank Miller. Ils ne manifestent aucun état d’âme, agissent en fonction de leurs intérêts propres, se foutant comme d’une guigne de la morale et des autres idioties humanistes. Et on se réjouit de l’efficacité d’un roman idéal pour se défouler, entre deux lectures plus exigeantes.

Avis aux amateurs, on me souffle dans l’oreille que Blue aurait fait l’objet d’une adaptation en BD sous le crayon de Philippe Gauckler, dessinateur à qui l’on doit notamment l’illustration de cette réédition. Moi, en attendant de trouver l’ouvrage, je m’en vais entamer Le Temps du Twist. Bientôt.

blueBlue de Joël Houssin, Réédition Fleuve noir, collection anticipation, 1985

Sang futur

Moisson rouge était une maison d’édition qui se consacrait à la littérature noire, lorgnant vers la critique sociale, la peinture des déroutes et des folies de l’époque, le fantastique et les livres trans-genre. Durant son existence, car il faut désormais en parler au passé, elle a découvert Carlos Salem et s’est intéressée à une ribambelle d’auteurs, pour certains inclassables, avec le réel souci de s’inscrire à la marge d’une production un tantinet routinière. Parmi les premiers titres parus figure la réédition du présent ouvrage, Sang futur. Derrière le pseudonyme de Kriss Vila se cache Christian Vilà, auteur peut-être plus connu parmi les lecteurs de science-fiction, même s’il ne fait plus guère l’actualité dans ce genre. Pour cette raison, un petit rappel ne semble pas superflu…

« Allo ! Police-Secours ?
Vous n’y êtes pas, mon vieux. Ici, c’est la brigade criminelle.
Alors parfait, ricanerait Dickkie dans le micro du téléphone. Je viens justement de buter un de vos collègues. Une stupe. »

sang-futur1Dans les années 1970, l’Hexagone a connu une vague de science-fiction politique, engagée, à faire rougir de honte l’ultragauche la plus radicale, et à faire blêmir la robe du plus retors procureur de la République. À posteriori, littérairement parlant, certains ont jugé que tout cela représentait beaucoup de bruit pour rien, et on ne leur donne pas forcément tort, même si ce courant a suscité quelques grands noms — Pierre Pelot pour n’en citer qu’un. Parmi les oubliés de la période se trouvent Joël Houssin et Christian Vilà, à qui l’on doit notamment l’anthologie Banlieues rouges chez OPTA. De Houssin, on a surtout retenu Blue et la série Dobermann, adaptée ensuite au cinéma par Jan Kounen. De Vilà, si l’on fait abstraction Des Mystères de Saint-Pétersbourg, on pourrait citer Sang futur, roman résolument punk mais qui jusqu’à cette présente réédition était introuvable.

Ne tergiversons pas, résumer l’intrigue de ce court roman (157 pages au compteur, illustrations comprises) revient à faire un fist-fucking à un éléphant. Peu de sensation pour un risque d’écrasement maximum. Car Sang futur est un concentré d’énergie nihiliste, un baiser de la mort envoyé à la face de la société bourgeoise. Le texte est conçu comme un coup de boule adressé aux conventions littéraires. Très peu de ponctuation, une narration déstructurée, des ruptures typographiques, une écriture en flux tendu, un phrasé oral et une multitude de photomontages en guise de contrepoint au texte. On sent vraiment la volonté de casser le moule, quitte à abandonner la notion de récit elle-même.

« Tu sens la Crève en toi ?… »

Le roman décline ainsi une succession de flashs visuels, violents et viscéraux, animés par des personnages dont la psychologie se définit exclusivement par l’action. Dickkie la Hyène, le tueur de flics. Le White Spirit Flash Club, combo punk qui carbure à l’alcool, au sexe et au sang. El Coco Kid, l’écrivain junky qui se fait le chroniqueur du groupe. Sarah, le travelo émasculé avec une croix gammée rouge tatouée en guise de parties génitales. Tous des enragés, résolus à transmettre leur rage au monde pour mieux le détruire. Et pour les pourchasser un flic, punaise en imperméable mastic, bien décidé à les abattre. Tous.
Au final, Sang futur ne cherche pas le consensus. On aime ou on n’aime pas. Point barre.

sang_futurSang futur de Kriss Vila – Rééditions Moisson Rouge, 2009

Loco

Joël Houssin peut revendiquer sans rougir son appartenance avec Kriss Vilá (aka Christian Vilá) à ce courant teigneux et politique de la SF francophone. Ce n’est pas un hasard si le duo a dirigé l’anthologie Banlieues rouges chez OPTA, tentant d’inoculer un peu d’esprit punk dans un genre populaire assoupi. Attaquant la société bourgeoise, vilipendant le spectacle marchand, Houssin et Vilá exprimaient une colère juvénile débouchant sur un nihilisme absolu. Une explosion de violence quasi-païenne et cathartique, à l’opposé de l’esprit progressiste de la SF, mais bien ancré dans celui du roman noir. De là à faire des deux auteurs des précurseurs du polar SF et de Maurice G. Dantec, qui au passage préface le présent ouvrage, il n’y a qu’un pas que se sont empressés de franchir les éditions Ring.

loco_rictusLoco pourrait s’intituler Locomotive rictus redux. L’ouvrage est en effet la réécriture du premier roman de Joël Houssin paru en 1975. Si l’intrigue reste peu ou prou la même, la narration gagne en fluidité, en cohérence et en maturité. En contrepartie, l’aspect foutraque – pour ne pas dire punk – du roman subit un lissage sans atténuer en rien la radicalité du propos. Celui-ci pourrait d’ailleurs tenir sur un ticket de bus à destination de la fin du monde.
L’humanité s’achemine vers son extinction après une orgie nucléaire, bactériologique et chimique. Désormais, les survivants se partagent en deux camps : le peuple sain et les contaminés. Entre les deux, c’est la guerre, menée sans répit et sans quartier. Jusqu’alors le peuple sain est parvenu à endiguer la marée montante des contaminés grâce à un arsenal de virus et par le truchement des expéditions punitives de la Progress, milice lui étant dévouée corps et bien. Mais les équilibres changent et le chaos se tient en embuscade. Un leader charismatique a fédéré les bandes anarchiques. Il s’apprête à déchaîner la révolution. À moins que Kiss Apo, l’apprenti-sorcier des médias, ne s’empare avant lui du pouvoir absolu.

Bien des thèmes abordés par la suite dans l’œuvre de Joël Houssin resurgissent de cette réécriture de Locomotive rictus. L’atmosphère de fin du monde, l’univers urbain, la violence sous-jacente des rapports humains, avec l’apartheid social en guise de modèle de société, composent un cadre de lendemain qui déchante. Un sentiment d’urgence imprègne le récit et l’on sait par avance que tout finira mal, fracassé sur un horizon d’attente se résumant en deux mots : no futur.
À l’ombre tutélaire de Jim Ballard, Norman Spinrad, Harlan Ellison, Philip José Farmer et Allan Ginsberg, Houssin accouche d’une œuvre monstrueuse, pour ainsi dire nietzschéenne, hantée par des visions apocalyptiques et par des archétypes guère fréquentables. La poignée des gaz dans le coin, on traverse à un train d’enfer les paysages ravagés d’un monde entré en collapsus, celui des hommes, vermine tenace s’accrochant comme du chiendent à son bout de béton, histoire de rejouer sans cesse la comédie humaine, dans le fracas de la guerre de tous contre tous.

Au final, après le pétard mouillé de Maurice G. Dantec, Loco se révèle comme le véritable titre du lancement des toutes nouvelles éditions Ring. Une résurrection à ne pas rater.

couverture_LocoLoco de Joël Houssin – éditions Ring, collection « Nouveaux Mondes », septembre 2012

Banlieues rouges

Le futur s’écrit au présent. Nul besoin d’argumenter longtemps pour s’en convaincre. La lecture de Banlieue Rouge, paru en 1976, vient me le rappeler. La date reflète un contexte propice à la contestation et à une furieuse envie d’en découdre. À cette époque, crise et chômage de masse s’enracinent pour longtemps, ravageant les anciennes citadelles industrielles. Dans la foulée, les mouvements contestataires basculent résolument dans le terrorisme, l’utopie ayant fait long feu. La jeunesse scande désormais « No futur », troquant le flower power au profit d’actions moins primesautières.

Et la science-fiction dans tout ça ? En France, une nouvelle génération d’auteurs, des Joël Houssin, Christian Vilá, Philippe Cousin, Joëlle Wintrebert, Jean-Pierre Hubert, Yves Frémion et j’en passe, font cause commune avec de plus anciens comme Pierre Pelot, Jean-Pierre Andrevon et Michel Jeury. La science-fiction se mue en littérature d’intervention sociale, pour le meilleur et le pire lorsque le militantisme se fait pesant. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la collection « Ici et Maintenant », comme un pied de nez adressé à « Ailleurs et Demain », naît aux éditions Kesselring pendant cette période. À l’instar du polar tel que le pratique Manchette, le genre devient ainsi un miroir reflétant la société contemporaine et ses dérives. Le futur devient le décor d’une anticipation sociale et politique où sont abordées des problématiques ancrées dans un présent apparemment indépassable. Un monde noyé dans la grisaille du béton, passé sous le joug du consumérisme, du Spectacle, au sens situationniste du terme, et de l’oppression politique. Les lendemains déchantent et le progrès pointe aux abonnés absents.

Banlieues rouges reprend cette antienne à son compte. Sur ce point, la quatrième de couverture ne laisse pas le doute planer un seul instant.

« BANLIEUES ROUGES ou les lendemains qui saignent. BANLIEUES ROUGES : aurores des matins apocalyptiques. Le présent : lugubre. Le futur : atroce. Coincés entre les deux, les desperados de l’absurde qui sont les héros malgré eux de ces sombres/sordides/sinistres histoires. BANLIEUES ROUGES : treize visions féroces et paroxystiques, treize mondes futurs explosifs. L’anthologie de science-fiction la plus CONVULSIVE de l’année ! »

Tout un programme… Parcourons dans le désordre le sommaire, histoire de juger s’il n’y a pas tromperie sur la marchandise.
Disons-le tout de suite, on ne trouve guère d’expérimentations stylistiques dans Banlieues rouges. Par contre, on ne manque pas de foutre, de merde et de sang. L’ensemble se révèle brut de décoffrage, un tantinet foutraque et ne s’embarrasse pas de chichis ou de ces affèteries propres à la littérature qui pose. Dans l’esprit, le résultat s’avère un peu punk. Les auteurs alignent les mots dans un sentiment d’urgence, comme des cartouches, tirant à vue sur la société. La pollution, les jeux, le consumérisme, la ségrégation sociale, le sport, le racisme, rien n’échappe à leur regard. Tout passe à la moulinette d’une critique goguenarde, volontiers transgressive voire subversive, et d’un humour grinçant à s’en faire péter l’émail des dents. En lisant cette anthologie, on jubile beaucoup, même si certains textes ne vont pas chercher très loin…

Dans cet exercice, Jean-Pierre Andrevon s’en donne à cœur joie. « Exzone Z » apparaît comme un condensé de mauvais esprit diablement efficace si l’on apprécie l’humour noir. Parfaite illustration de la guerre de tous contre tous, la nouvelle n’épargne personne, ni les institutions, ni le quidam et encore moins les cancres et leurs parents. Un massacre.
Dans le même registre, « Toucher vaginal » s’annonçait prometteur. Sans tambour mais avec trompe de fallope, Jean-Pierre Hubert nous décrit une prise d’otages au sein d’un centre de rejuvénation masculine. Un quatuor de militantes féministes, à faire passer les FEMEM pour des jeunes filles en fleur, y mène la danse. Hélas, si les prémisses sont engageantes, la gouaille de l’auteur et son humour caustique ne parviennent pas à convaincre. De surcroît, le dénouement a toutes les apparences d’une montagne accouchant d’une souris. Passons…
Avec « Multicolore », de Joël Houssin s’en tire beaucoup mieux. Sa nouvelle ne manque pas d’énergie et de rythme. Elle se conclut sur une touche finale cynique et ricanante qui n’est pas pour me déplaire. Même chose avec « Derniers Jours de mai » de Christian Vilá, où une cité sous cloche subit un attentat fomenté par un groupe nihiliste. Mais voilà, les choses ne se déroulent pas comme prévu. De ce texte, je retiens surtout la chute surprenante. Pas tant que ça, si l’on y réfléchit bien… Mais, je crois avoir préféré davantage « Relais en forêt » de Sacha Ali Airelle (un pseudonyme collectif utilisé par Joël Houssin, Christian Vilá, Jean-Pierre Hubert et Jean Le Clerc de la Herverie). Dans le genre poésie du désastre, ce texte tient toutes ses promesses avec classe.

Venons-en aux textes un peu moins marquant, du moins à mes yeux.
Philippe Goy nous gratifie d’un hommage humoristique à Alfred van Vogt. C’est mignon tout plein, mais ça ne pisse pas loin. De son côté, Dominique Douay nous propose un huis-clos étrange, entre folie et fantasme. J’avoue que la chose m’a laissé de marbre. Quant à « L’ouvre-boîte » de Christian Léourier, le texte se révèle une histoire d’amour contrariée, sur fond de dystopie, entrecoupée de slogans gentiment absurdes. Assez réussi dans le genre, mais un tantinet daté. La nouvelle de René Durand déborde d’énergie et d’outrances. Sous sa plume, les jeux du stade deviennent un ersatz ultra-violent des jeux du cirque. À côté, Rollerball apparaît comme une bluette pour midinette. Et même si le titre « Les Seigneurs chimériques des stades hallucinés » suscite l’admiration, la nouvelle n’est malheureusement pas à sa hauteur. Avec « Et voir mourir tous les vampires du Quartier de Jade », Daniel Walther nous convie à une ballade poétique en zone de guerre, un conflit perdu d’avance pour l’engeance humaine. Le texte est sympathique, mais d’un intérêt limité. Je n’ai pas grand chose à dire de la nouvelle de Jean Le Clerc de la Herverie, si ce n’est que « Supplice sylvestre » se limite à son titre, un supplice élaboré. Un peu court pour s’enthousiasmer. « Le super-marché » de Dominique Roffet est joliment absurde, mais le texte ne laisse guère de trace, comme son auteur d’ailleurs dont il s’agit de l’unique parution. Enfin, « Terrain de jeu » de Roger Gaillard ne fait pas montre d’une extrême originalité. Disons-le même sans ambages, cette nouvelle à mi-chemin entre L’âge de cristal et Soleil vert est un ratage total.

Au final, même si Banlieues rouges reflète bien son époque, ses enjeux n’ont rien perdu de leur actualité. J’avoue que si toutes les nouvelles ne brillent pas par leur extrême bon goût, entre cette anthologie d’auteurs énervés et les nouvelles cucul la praline de Rêver 2074, mon choix est vite fait. Que voulez-vous. On a la science-fiction que l’on mérite.

banlieues_rougesBanlieues Rouges – Anthologie de nouvelles d’auteurs français réunies et sélectionnées par Joël Houssi et Christian Vilá – Éditions OPTA, collection « Nébula », 1976