Instantiations

Ainsi vivent les I.A. Dans les angles morts des jeux en ligne, au cœur des larges mailles du réseau, à la merci d’une réinitialisation où de la réaffectation des serveurs pour d’autres usages numériques. En quelques mots lapidaires, voici comment on pourrait résumer le propos du recueil Instantiations. Cela serait injuste au regard de la richesse des spéculations de Greg Egan autour des notions d’intelligence et de conscience artificielles. Et, comme on est un tantinet bavard sur ce blog, tentons d’en dire plus long sans trop dévoiler.

Sagreda est une composite. Autrement dit, une I.A. forgée grâce à l’assemblage de copies neuronales d’êtres vivants, du moins jusqu’à leur décès. Juste un peu plus intelligente qu’un algorithme basique, elle doit interagir avec les personnages joueurs, apportant un surcroît de vivacité à leur expérience ludique. Mais, Sagreda est un peu trop consciente pour son bonheur. Dotée d’une véritable personnalité, elle est privée des droits communément reconnus aux êtres vivants, fait qui la chagrine d’autant plus qu’elle aimerait échapper à sa condition d’esclave à l’obsolescence programmée. En explorant les limites de son environnement numérique, elle rencontre d’autres compagnons de servitude et, en leur compagnie, élabore des stratégies pour survivre et exercer son libre arbitre.

En trois textes formant une manière de fix-up, Greg Egan explore les arcanes de plusieurs mondes-serveurs, mettant en scène la quête vitale de Sagreda et de ses pairs. Certes, il faut accepter la complexité des spéculations d’un auteur attiré par les expériences de pensée de la Hard-SF, notamment lorsqu’il digresse sur les effets d’un renversement de gravité vers l’Est ou sur la physique d’un univers fondé sur des entiers 3-adiques. Mais dans l’ensemble, Instantiations reste un ouvrage abordable pour le commun des mortels, alliant l’étrangeté des énigmes logiques de l’univers à la tension dramatique du thriller. La quête de Sagreda reste en effet au cœur des enjeux de la narration, sa survie et celle de son espèce restant l’unique horizon d’attente des lecteurs. Comment exfiltrer des êtres conscients de leur matrice originelle sans éveiller les soupçons de leurs seigneurs et maîtres ? Comment leur garantir une existence pérenne sous le radar des dispositifs de contrôle de l’Internet ? Greg Egan s’attache à dénouer le problème d’une manière vraisemblable d’un point de vue informatique, tout en conférant à Sagreda une réelle épaisseur psychologique.

Instantiations conjugue donc avec une certaine réussite les enjeux de l’éthique et de la technologie, tout en restant un véritable plaisir de lecture, même s’il demeure exigeant dans ces parenthèses théoriques.

Instantiations (Bit Players, 3-Adica, Instantiation) – Greg Egan – Editions Le Bélial’, février 2024 (recueil composé de trois textes [Figurants virtuels, Triadique et Instantiations], traduit de l’anglais [Australie] par Francis Lustman)

Le Crépuscule de la Hanse

Notre patience est enfin récompensée avec la parution décalée, pour cause de pandémie, du dernier volet du cycle de la «  Hanse galactique  ». Depuis la parution du Prince-Marchand en 2016, David Falkayn, Adzel et Chee Lan ont vécu bien des aventures au service de leur mentor gargantuesque, le prince-marchand Nicholas van Rjin. Hélas, l’atmosphère n’est plus au franc optimisme et l’avant-propos du traducteur et maître d’œuvre Jean-Daniel Brèque n’est pas superflu pour replacer les divers éléments de ce contexte funeste. Les événements semblent en effet se précipiter autour de la planète Mirkheim, entrevue dans la nouvelle «  L’étoile-guide  », et point focal de toutes les attentions belliqueuses de ce coin de la galaxie. De façon inattendue, le danger prend la forme des Baburites, une race de sophontes hydropneumates (respirant de l’hydrogène). En principe guère intéressés par des mondes incompatibles avec leur biologie, ils bénéficient pourtant de l’aide d’oxypneumates (créatures respirant de l’oxygène) dans leur volonté d’expansion hégémonique. De quoi secouer la fausse quiétude du Commonwealth et mettre à jour davantage les tensions animant la Ligue polesotechnique. De quoi aussi faire sortir de sa retraite le directeur de la Compagnie solaire des épices et liqueurs et son trio de mousquetaires. Mais, les héros sont désormais fatigués ou du moins pas très loin de se ranger des familles. Falkayn a épousé la petite-fille de van Rijn et n’aspire plus qu’à une vie tranquille avec femme et enfants. Quant au maître-marchand, il vocifère toujours autant, entre deux plats d’anguilles, pendant que Chee Lan et Adzel vaquent chacun de leur côté à leurs projets personnels. Entre coups fourrés et regard désabusé sur l’histoire telle qu’elle va mal, ils vont rempiler pour une ultime mission, soldant leurs comptes définitivement, ou du moins pour un temps, avec les fossoyeurs de leur rêve de liberté.

On peut appréhender une œuvre au regard de ses différentes parties ou selon le tableau d’ensemble qu’elle compose. Dans la première acception, le cycle de la «  Hanse galactique  » forme une série divertissante où prévaut un sense of wonder indéniable. Poul Anderson propose ainsi une suite de nouvelles et de romans animés par des archétypes bigger than life, dont la faconde exubérante et la droiture ne sont jamais prises en défaut, même au plus fort des tractations roublardes d’Old Nick. Mais, à la lecture de l’ensemble, le cycle prend une toute autre dimension, celle de la tragédie dont la postface inédite de Poul Anderson dévoile la genèse et les soubassements politiques. Si l’auteur n’apprécie guère l’État, du moins sa tendance à la bureaucratie, avide de réglementations contraignantes ou sensible à la corruption, il n’aime pas davantage le capitalisme dans sa version monopolistique qui voit la libre-entreprise succomber sous le coup des ententes illicites. Bref, il prêche pour la liberté et la concurrence non faussée, seules vertus aptes à ses yeux à préserver la paix et le progrès. En cela, il reste donc très américain. Le cycle de la «  Hanse galactique  » peut cependant être lu aussi comme une tentative pour extraire une morale de l’Histoire, certes un tantinet inspirée par la Guerre froide. Élaborée à l’aune des réflexions de John K. Hord et de Arnold Toynbee sur l’essor et la chute des civilisations, l’œuvre de l’auteur américain apparaît comme une mise en récit de son amour pour les idées, donnant matière à réfléchir à ses lecteurs.

Avec Le Crépuscule de la Hanse, Poul Anderson semble vouloir tourner la page, dans tous les sens du terme, donnant l’impression de clore un cycle, du moins provisoirement, avant de voguer vers d’autres aventures. Et si, le tomber du rideau n’étaient finalement que le prélude d’un nouvel âge, plus ouvert à la liberté  ? Tant que l’entropie prête vie à l’intelligence et à la camaraderie, on peut y croire.

Récapitulatif pour les retardataires :

Le Crépuscule de la Hanse – La Hanse Galactique – 5 – Poul Anderson – Le Bélial’, janvier 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Jean-Daniel Brèque)

Barbares

Bien connu des habitués du Bélial’, depuis au moins la parution du recueil La Fabrique des lendemains et plus récemment du roman Ymir, Rich Larson intègre la collection « Une Heure-Lumière » avec une novella qui réjouira l’amateur de sense of wonder. D’aucuns trouveront en effet facilement leurs marques avec ce condensé de pulp et de science-fiction mâtinée d’horreur, où un couple de contrebandiers côtoie les rejetons d’un clan fortuné dont la réputation de cruauté n’a rien à envier aux pires criminels de la galaxie. Barbares coche ainsi toutes les cases de la lecture plaisir, propulsant le lecteur dans le décor cyclopéen d’un Nagevide en voie de putréfaction.

De la créature titanesque, jadis attirée par les émanations des nébuleuses, ne reste plus en effet qu’une carcasse en orbite autour d’une géante gazeuse, à l’épiderme boursoufflé par l’effondrement métabolique, un sauve-qui-peut organique en proie à toutes les convoitises, y compris celles des jumeaux de la richissime Maison Novak. Les bougres ont embauché Yanna et Hilleborg, un duo d’aventuriers dans la déveine, pour les guider au cœur du collapse. Pas le genre de contrat auquel Yanna est habituée, d’autant plus qu’elle nourrit une antipathie tenace contre les jumeaux. Mais, n’ayant guère le choix, elle compte sur cette mission pour se racheter aux yeux de son partenaire Hilleborg, son complice et sa moitié, surtout depuis qu’il a été réduit à une tête suite à son emprisonnement car, si dans l’espace on ne vous entend pas crier, on ne s’embarrasse pas non plus avec un corps entier lorsqu’il s’agit d’économiser les ressources. À son grand dam, l’accord avec ses lunatiques clients se mue en jeu de dupes lorsque surgit leur sœur, une furie cynique déterminée à remporter le gros lot. La chasse au trésor devient alors une chasse à l’homme en territoire hostile.

Entre tension et introspection, Barbares ballade le lecteur des état d’âme de Yanna, dont on découvre progressivement les motivations, aux circonvolution organiques du Nagevide, ne nous épargnant rien des périls dont recèle sa carcasse pourrissante. Dans un univers résolument hostile et piégé, où il convient de rester sur ses gardes pour survivre, Rich Larson déroule une aventure que n’aurait sans doute pas désavoué Les Ferrailleurs du Cosmos d’Eric Brown, ne lésinant pas sur les horreurs pour compliquer la tâche de son héroïne en quête de rédemption. Arbre-boucher, gueule-de-rasoir, warjack et autres vonNeumanns, bref tout ce qui griffe, pique, mord, démembre, dévore, dissous et digère semble s’être ligué pour donner du fil à retordre à Yanna, à ses clients (et au traducteur assaillis par les nombreux mots-valises), leur promettant mille morts et souffrances dans un crescendo horrifique ne se relâchant à aucun moment. Une avalanche de (mauvaises) surprises, de coups (foutrement) durs et de déboires à proprement déprimants, mais dont on se plaît à suivre l’enchaînement débridé avec un réel plaisir (sadique). Et, pendant que la contrebandière redouble d’astuce pour se sortir du guêpier où elle s’est fourrée, se dévoile sa culpabilité profonde, ses sentiments sincères pour son équipier et un humour salutaire, du genre à vous tirer de tous les embarras, y compris les plus périlleux.

Quarante-huitième opus de la collection, Barbares rejoint donc illico les textes les plus divertissants d’« Une Heure-Lumière », s’amusant des tropes de la science-fiction, mais également de la littérature et du cinéma avec un sens du récit qui laisse admiratif.

Barbares (Barbarians, 2023) de Rich Larson – Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », 2023 (novella traduite de l’anglais par Pierre-Paul Durastanti)

Rossignol

45e opus de la collection « Une Heure-Lumière », Rossignol permet à Audrey Pleynet de rejoindre le vivier des auteurs francophones publiés dans la collection du Bélial’. Une étape sans doute décisive pour la jeune autrice mais n’étant pas sans risque compte tenu de la qualité des textes sélectionnés. Ne tergiversons pas, Audrey Pleynet n’a pas à rougir de la comparaison tant Rossignol démontre des qualités indéniables.

La Science-fiction favorise souvent le pas de côté salutaire permettant de transposer une problématique contemporaine dans un contexte radicalement autre. Le genre ouvre ainsi les possibles et ce faisant touche souvent à un questionnement plus universel. Rossignol aborde un territoire que n’aurait pas désavoué Ursula Le Guin, chantre de l’altérité et de l’utopie ambiguë. Jugez par vous même.

Jeune Humania, la narratrice a toujours vécu avec les habitants de la Station, ses voisins issus des multiples souches extraterrestres s’étant rencontrés dans le vide de l’espace, puis affrontés, avant de tisser par-delà les gènes, un lien fragile et précieux. Vaste agrégat d’habitats et d’environnements différents, la Station est née de cette volonté d’hybridation sous l’égide de renégats, contrebandiers et déserteurs dont l’ADN modifié a contribué au rapprochement. Prônant l’harmonie, avec le secours de la technologie, Paramètres et autres algorithmes bien utiles pour permettre la cohabitation de configurations biologiques différentes, l’utopie spatiale a prospéré, facilitant la vie à ses habitants et attirant des migrants guère enclin à mêler leurs gènes avec d’autres. Peu-à-peu, la Station est devenu un Point Central où se rencontrer, parlementer, apprendre de l’autre et commercer. Un microcosme à l’échelle de l’univers non exempt de tensions, sur le point de basculer vers l’affrontement entre les partisans de la fusion génétique et ceux de la pureté absolue.

À l’heure où la mondialisation semble transformer la planète en village global, du moins si l’on se fie aux thuriféraires de sa déclinaison heureuse, renforçant également les écarts de richesse et nourrissant le raidissement identitaire, Rossignol propose une réflexion stimulante et salutaire sur les solidarités collectives qu’il convient de préserver à tout prix. Empruntant son titre à la cruelle comptine traditionnelle composée entre les XVe et XVIIIe siècles, la novella se déploie dans une double temporalité dont l’entrecroisement tissé à dessein contribue à renforcer la dimension tragique. La Station est finalement à l’image de nos sociétés, tiraillées entre les injonctions contradictoires de la modernité et de la tradition. On y rejoue les mêmes motifs, questionnant sans cesse nos certitudes, les confrontant à des idéaux tributaires du renouvellement des générations et du désir d’utopie. Audrey Pleynet s’adresse ainsi à notre intellect d’une manière n’étant sans doute pas aimable, mais avec une bienveillance tout en nuance et en amertume.

Succomber au charme de Rossignol paraît au final comme la certitude d’être happé par un show don’t tell envoûtant, tragique et empreint d’une sensibilité à fleur de (sur)peau.

Rossignol – Audrey Pleynet – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », mai 2023

Houston, Houston, me recevez-vous ?

Les éditions du Bélial’ ont exhumé du Livre d’Or de James Tiptree Jr la présente novella, proposée et traduite ici par Jean-Daniel Brèque, passeur infatigable dans le domaine de la Science-Fiction, à qui l’on doit déjà la redécouverte de Poul Anderson et que l’on ne remerciera jamais assez pour ses traductions de Lucius Shepard.

Loué en son temps pour ses textes, James Tiptree Jr dont la véritable identité – Alice Bradley Sheldon – a démenti bon nombre d’assertions sur l’inaptitude féminine en matière de SF, déjoue avec Houston, Houston, me recevez-vous ? tous les clichés inhérents au genre, à la fois en terme de point de vue puisqu’elle se place ici du point de vue masculin, que du point de vue de l’intrigue dont on se gardera bien de dévoiler les tenants et aboutissants.

À l’instar de l’équipage humain de La planète des Singes, la mission autour du soleil du trio d’astronautes du Sunbird a failli tourner au tragique. Une éruption solaire imprévue a sérieusement obéré leur retour sur Terre. Fort heureusement, ces hommes appartiennent à l’élite de la NASA. Deux mâles alpha et un scientifique un tantinet frustré, convaincus de la supériorité de leur nation et de leur sexe, aptes à surmonter l’adversité et relever tous les défis de l’univers. Pourtant, leur voyage sans escale les confronte à l’impensable : un changement de paradigme aussi déstabilisant que définitif.

Écrite au mi-temps des années 1970, époque où le combat féministe n’était pas un vain mot, Houston, Houston, me recevez-vous ? conserve toute son acuité critique et reste plus que jamais d’actualité, hélas serait-on tenté d’ajouter. Échafaudée autour d’un crescendo dramatique, à la manière d’un thriller, la novella questionne le rôle des genres dans la société, épousant le point de vue masculin pour mieux déconstruire nos représentations sur les rapports de domination et leurs conséquences sur l’évolution sociale. Particulièrement maline, l’intrigue procède par un dévoilement progressif plaçant l’équipage du Sunbird dans la position inconfortable de cobayes, objet d’une attention particulière et d’une expérimentation sociale dont le résultat ne vient que confirmer les attentes désolées des observateurs.

D’une cruauté implacable mais d’une logique imparable, du moins dans son optique jusqu’au-boutiste, le dénouement de Houston, Houston, me recevez-vous ? vient calmer toute velléité de conciliation, laissant entendre que la biologie ne fait pas tout. L’éducation contribue aussi pour beaucoup dans l’harmonie entre les sexes.

En dépit de son âge, Houston, Houston, me recevez-vous ? n’usurpe donc pas sa réputation de classique de la SF. Justement récompensée par un Nebula Award, la novella d’Alice Sheldon dézingue à l’arme lourde le masculinisme toxique d’une manière jubilatoire, faisant encore sens aujourd’hui.

Houston, Houston, me recevez-vous ? (Houston, Houston, Do You Read ? 1976) – James Tiptree Jr. – Éditions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », mai 2023 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Jean-Daniel Brèque)

Connexions

Qu’ont en commun une androïde dépourvue d’émotion, un extraterrestre sous couverture militaire obsédé par le secret, une détective télépathe, un voyageur temporel perdu dans un univers fantôme, une créature étrangère insensible à la vie humaine et une immortelle ? Que partagent ces orphelins du temps, de l’espace et de l’esprit, si ne n’est la conscience de leur solitude et de leur altérité dans un monde où ce fait suscite plus l’hostilité que l’empathie ? Et pourtant, le hasard des circonstances se mue irrésistiblement en relation de causalité lorsque leur cheminement personnel se croise et s’entremêle, débouchant sur une connexion malchanceuse dont ils doivent se dépêtrer pour le meilleur ou le pire. Question de point de vue.

Ne dit-on pas que l’univers est autant le fruit du hasard que de la nécessité ? En cent-vingt pages, Michael F. Flynn s’amuse avec cet apparent paradoxe des sciences sociales et physiques, faisant également interagir avec brio plusieurs tropes de la Science-fiction pour nourrir un récit rafraîchissant et ludique, où les clins d’œil complices côtoient les enjeux pas forcément contradictoires du « et si ? ». A la jonction d’une intersection que n’aurait désavoué ni Einstein ni Delany, au carrefour ironique des étoiles, de la surnature, de l’invasion extraterrestre, de l’histoire secrète, de l’uchronie et du récit de police temporelle, Connexions ressemble à un condensé de lieux communs de la Science-fiction dont les tenants et aboutissants réjouiront les aficionados chenus du genre, mais aussi les jeunes pousses attirées par les jeux de l’esprit. D’une plume volontairement distanciée, non dépourvue d’humour, Michael F. Flynn impulse ainsi au récit un tempo irrésistible dont le crescendo dramatique s’achève sur un dénouement facétieux, transposé avec une gouaille croustillante par Jean-Daniel Brèque.

Second texte de Michael F. Flynn traduit dans nos contrées, après le bouleversant Eifelheim, gageons que Connexions donnera envie de découvrir d’autres œuvres de l’auteur américain. C’est tout le mal qu’on lui souhaite.

Connexions (Nexus, 2017) – Michael F. Flynn – Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », avril 2023 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Jean-Daniel Brèque)

Corsaire de l’espace

Nouvelle-Europe. Face à l’invasion des Alérioniens, des extraterrestres impitoyables, une minuscule colonie d’irréductibles français résiste encore et encore, espérant le soutien de la Fédération mondiale. Peine perdue car sur Terre on est persuadé que l’agression étrangère n’a laissé aucun survivant. Du moins, c’est la fiction que tout le monde préfère croire. Tout le monde ? Gunnar Heim, un vétéran de la Marine spatiale ayant fait fortune dans la libre entreprise est convaincu du contraire. Accompagné d’Endre Vadàsz, un ménestrel hongrois facétieux, rescapée de Nouvelle-Europe, et avec l’appui de la France, il remet au goût du jour la tradition de la lettre de marque, armant un vaisseau pour faire la guerre aux Alérioniens. Avec beaucoup de panache et de courage, il s’apprête ainsi à bouter l’extraterrestre hors de la doulce Nouvelle-Europe.

En dépit de sa propension à mettre en scène des self-made men rusés, de son penchant pour le libre-marché et une certaine méfiance envers les institutions étatiques, qu’il s’agisse d’une fédération, d’un empire, d’une république bureaucratique, d’un royaume aristocratique ou d’une dictature totalitaire, lire un roman de Poul Anderson reste un plaisir, certes coupable, mais tenant en général toutes les promesses de l’aventure. Pour cette raison Corsaire de l’espace, dont le titre original Star Fox renvoie à Surcouf, en particulier au nom de son navire, s’impose comme une lecture distrayante, surtout si l’on apprécie le pulp.

D’abord parce que même si l’auteur ne fait pas secret de ses convictions politiques, il n’est pas dupe de la faculté de l’humanité à s’aveugler et à dévoyer tous les idéaux, y compris les plus parfaits. À ses yeux, l’entropie reste la seule grande égalisatrice face à une liberté qu’il convient de défendre coûte que coûte afin de ménager une issue favorable. De même, on retrouve dans Corsaire de l’espace le goût de l’auteur pour l’Histoire, passion qu’il partage avec François Bordes, aka Francis Carsac, à qui le présent roman est dédié.

D’aucuns s’agaceront des piques adressées aux pacifistes, guère enclins ici au consensus ou au dialogue, tant ils sont persuadés de détenir l’unique vérité. Le contexte de l’escalade dans la guerre du Vietnam n’est peut-être pas étranger à ce portrait à charge, surtout lorsque l’on connaît l’engagement de Poul Anderson aux côtés des faucons. Si vis pacem parabellum. Si l’auteur américain fait sienne la devise de la République romaine, il ne semble cependant pas verser totalement dans la caricature, donnant aux Alérioniens le rôle d’adversaires certes dangereux mais aussi honorables, condamnés à être vaincus car enferrés dans une évolution vouée à l’échec.

Récit plaisant, léger et fertile en rebondissements, mettant en scène une galerie d’archétypes auxquels nous sommes accoutumés, Corsaire de l’espace ne déroge pas à la manière de Poul Anderson. Il s’applique à nous divertir d’aventures bigger than life, du moins dans leur acception old school, apportant à ce fix-up une touche romantique inattendue. Et si Corsaire de l’espace ne figure pas parmi ses chefs-d’œuvre, il ne démérite cependant pas à côté du sympathique Les Croisés du cosmos, par exemple.

Additif : On notera que la présente réédition bénéficie d’une postface de Jean-Daniel Brèque dont les qualités de passeur et de traducteur ne sont plus à démontrer (je flagorne si je veux). Revenant sur le contexte du roman, il décrit la part prise par l’amitié entre Poul Anderson et Francis Carsac/François Bordes dans la genèse de cette aventure.

Corsaire de l’espace (The Star Fox, 1965) – Poul Anderson – Éditions Le Bélial’, collection « Pulps », avril 2023 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Pierre Billon, traduction révisée par Pierre-Paul Durastanti et Olivier Girard)

L’héritage de Molly Southbourne

L’héritage de Molly Southbourne est l’ultime opus d’une série ayant essaimé une paranoïa latente l’espace de trois épisodes aussi sanglants que dérangeants. On renverra les éventuels curieux aux notules de Les Meurtres de Molly Southbourne et de La Survie de Molly Southbourne, histoire de leur rafraîchir la mémoire. On leur conseillera également de lire cette série depuis le début. Pour les autres, plongeons-nous directement au cœur de l’action.

Déterminée à profiter de son libre-arbitre jusqu’au bout, Molly Southbourne a désormais une famille. Elle vit dans la campagne anglaise, en marge d’un petit village paisible, en compagnie de Molina, Moya et Mollyann, ses sœurs de sang. Bref, d’autres mollies, pas trop amochées, avec lesquelles elle a noué une relation de confiance, voire une forme de complicité. Ce fait a toutes les apparences de la gageure, tant reste puissant l’atavisme biologique meurtrier animant les créatures issues de la souche mère. Évidemment, elle a bien retenu aussi l’adage : pour vivre heureux, vivons caché. Elle a bien raison de procéder ainsi d’ailleurs car le passé n’est pas complètement mort, même si les heures les plus sombres de la Guerre froide semblent désormais révolues. Les derniers combattants du conflit secret et caché ayant présidé à sa naissance affûtent en effet leurs armes, préparant un baroud d’honneur mêlant calcul politique et vengeance. Une ultime bataille que Molly n’a pas l’intention de perdre.

Sur ce blog, on avait beaucoup aimé le premier volet des aventures de Molly, mélange habile de body horror et de techno-thiller. On avait apprécié aussi sa suite, tout en pointant le changement d’ambiance et de direction impulsé par l’auteur. Avec L’héritage de Molly Southbourne, rien de neuf sous le soleil. Tade Thompson continue à dérouler le fil d’un récit, élucidant jusqu’au moindre angle mort de l’histoire de Molly. Mais, il le fait d’une manière ne ménageant guère le suspense et surtout un climax que l’on aurait apprécié plus tragique, ou du moins plus ambigu. À la place, on doit donc se contenter d’un récit éclaté, où l’on cherche un peu désespérément quelque chose à quoi se raccrocher. Pas facile, tant les différents personnages paraissent interchangeables, limités dans leur progression personnelle et dans leurs choix.

Si L’héritage de Molly Southbourne apporte une conclusion somme toute définitive aux aventures de Molly, on ne peut toutefois s’empêcher de regretter l’atmosphère lourde et malsaine du premier opus. Un vrai souffle de nouveauté, à l’époque, qui a fini par s’éventer, à force de ressassements et de rebondissements. Il était temps que cela s’achève.

L’héritage de Molly Southbourne (The Legacy of Molly Southbourne, 2022) – Tade Thompson – Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », novembre 2022 (novella traduite de l’anglais par Jean-Daniel Brèque)

Éversion

Depuis la parution du dernier tome de la trilogie « Les Enfants de Poséidon », Alastair Reynolds s’était fait rare dans nos contrées. La traduction de Éversion au Bélial’, son roman le plus récent, après celle de La Millième Nuit, vient nous rafraîchir la mémoire avec bonheur, montrant que l’auteur gallois reste une valeur sûre de la Science fiction. Si la lecture de la novella m’avait quelque peu laissé insatisfait, le présent roman lève les doutes sur la faculté de l’auteur à susciter le vertige car, oui, incontestablement Éversion est un roman futé, apte à contenter les attentes d’un lectorat en quête d’aventures science fictives.

Difficile d’évoquer l’intrigue sans trop en dévoiler. On se contentera de renvoyer les curieux à une quatrième de couverture suffisamment elliptique pour brosser les enjeux du roman sans en dire trop. Le docteur Silas Coade apparaît en effet comme le point focal d’un récit bâti comme le miroir déformant de ses fantasmes et du déni dans lequel il s’est enfermé. Pour cette raison, on me permettra donc d’adopter la technique du pas de côté, passant outre le traditionnel résumé des grandes lignes de l’histoire.

Éversion apparaît d’abord comme un jeu de pistes où Alastair Reynolds distille les différents éléments d’un contexte truqué sciemment, frappé du sceau de l’incertitude et du traumatisme. Nous sommes ainsi poussés à opérer un tri dans les faits relatés par un narrateur définitivement non fiable, mais luttant pour retrouver un équilibre ébranlé par des circonstances dramatiques. Au fil de l’écriture et de la réécriture de l’itinéraire de Silas Coade, Alastair Reynolds cultive les redondances, semant le doute et un trouble croissant, à l’aune des émotions du narrateur, ballotté sans cesse d’un voyage d’exploration à un autre. D’aucuns trouveront peut-être le procédé répétitif, même si l’auteur en joue avec bonheur, entretenant le suspense jusqu’au dénouement.

Hommage malin et respectueux au roman feuilleton, au récit d’exploration et au pulp, Éversion acquitte aussi sans honte son tribut à ses devanciers, jouant la connivence avec les connaisseurs des littératures populaires. Ils feront évidemment le parallèle avec les expéditions maritimes et aériennes des explorateurs des pôles et autres terres australes ou boréales, tout en s’amusant de retrouver le mythe de la terre creuse, non dépourvu d’horreur cosmique, et une forme de Space opera ayant le charme désuet des aventures du Capitaine Futur.

Éversion réjouira donc l’amateur de science-fiction d’autant plus facilement qu’il procure un authentique plaisir de lecture avec une efficacité exemplaire. Si on doutait de la faculté de Alastair Reynolds à suspendre notre incrédulité pour mieux nous surprendre, nous voici rassuré. À suivre avec le dossier que va lui consacrer la revue Bifrost et l’inédit House of Suns dont on entend grand bien.

Éversion (Eversion, 2022) – Alastair Reynolds – Le Bélial’, février 2023 (roman traduit de l’anglais par Pierre-Paul Durastanti)

La Maison des Jeux

On nous cache tout, on nous dit rien, chantait l’autre sans savoir que l’assertion deviendrait le mantra des adeptes du complotisme, dépassant en cela les rêves les plus paranoïaques des faiseurs d’histoires secrètes et autres fictions romanesques. Après avoir découvert et apprécié Les Quinze Premières Vies d’Harry August qui voit le sens de l’Histoire ébranlé par les agissements des membres d’un club secret, Claire North se penche sur la nature humaine et sa propension à la grandeur comme à la bassesse. Humbles comme puissants, nul doute que personne ne ressorte indemne d’un jeu à somme nulle ne tolérant aucunement la demi-mesure.

Dans la Maison des Jeux, on ne prise guère en effet le hasard. Tout est stratégie, tout est mûrement calculé, pesé, évalué afin de n’offrir aucune faille à son adversaire. Dans la Maison des Jeux, les gains ne sont pas ceux guignés par le commun des mortels qui fréquente la Basse Loge, où l’on pratique les loisirs vulgaires en espèce sonnante et trébuchante. Pour les rares élus appelés à franchir le seuil de la Haute Loge, les enjeux sont d’une toute autre nature. La vie, la mémoire, l’identité, la liberté ou une existence entière de servitude. Rien de moins. Les joueurs font et défont ainsi les empires, chassent les rois ou ruinent les magnats, faisant du monde un vaste plateau de jeu et de son histoire le scénario d’une partie où l’un sera le vainqueur de l’autre. À leurs yeux, les pays sont des positions à tenir ou acquérir, l’économie leur fournissant les ressources de leur stratégie. Les êtres humains sont réduit à servir de pièces que l’on joue, déplace ou sacrifie dans un dessein qui les dépasse. Nulle idéologie ne guide leur mouvement, nulle éthique ou empathie. Juste la logique des règles et le vertige de la victoire.

Guidé par la voix off d’un narrateur omniscient, un procédé un tantinet déstabilisant au départ, entre les rivages de la Sérénissime en 1610 et le monde contemporain, en passant par les jungles de Thaïlande dans les années 1930, on suit l’itinéraire de plusieurs joueurs. D’abord Thene, jeune juive épousée pour sa fortune par un mari méprisant et médiocre. Effacée jusqu’à la négation de sa personnalité, elle devient faiseuse de roi dans la cité-État, usant de ses capacités remarquables pour déjouer tous les pronostics. On accompagne ensuite la fuite éperdue de Remy Burke, bien mal parti suite à un pari piégé contre un joueur bien plus retors et préparé que lui, dans une partie de cache-cache à l’échelle de la Thaïlande. Malmené et poussé à l’abîme, il se voit contraint à improviser constamment pour échapper à un adversaire déterminé à lui ravir le trésor de sa mémoire. On épouse enfin le combat d’Argent, joueur à la réputation très ancienne, ayant perdu jusqu’à son identité originelle, mais pourtant résolu à vaincre la maîtresse de la Maison des Jeux pour ainsi mettre un terme à ce qu’il considère être un viol de l’intégrité de l’Histoire et du libre-arbitre.

D’abord rebuté par le ton du narrateur, un point de vue extérieur qui interpelle et agace, on finit par succomber à la tension suscitée par les péripéties d’un récit décliné de main de maîtresse par une autrice inspirée. Trois volets où elle distille les informations et place ses pièces pour un affrontement final tenant toutes ses promesses, en dépit de la crainte d’une surenchère un peu vaine. Bien au contraire, Claire North ne laisse rien au hasard, déroulant son récit en un crescendo cinématographique qui ne demande désormais qu’une adaptation, tant le style visuel et le resserrement de l’intrigue s’y prêtent idéalement. Jouer ou être joué, Jouer et être déjoué, telle semble être la seule raison d’exister de joueurs en proie au fatalisme, celui de la logique du jeu. Et pendant que les gouvernements tombent, que les marchés s’écroulent, que les armées déciment les forces adverses, que les mafias, les services secrets et les forces spéciales rivalisent pour subvertir, retourner ou neutraliser les pièces de l’adversaire, le lecteur se laisse peu-à-peu envahir par la stupeur, dénombrant les pertes jusqu’à l’absurde et prenant conscience de l’horreur des destructions provoquées par des individus engagés dans un duel dépourvu d’empathie pour leurs victimes. Claire North porte un regard très noir sur l’être humain, lui déniant le libre-arbitre au profit d’un affrontement entre la logique et l’émotion, la raison et la pulsion. Pas sûr de souhaiter la victoire de l’une sur l’autre. Autant leur préférer le hasard tout simple et les aléas de l’imprévu.

« La Maison des Jeux » confirme donc le talent d’une autrice apte à dépouiller l’humanité de tous ses artifices idéologiques, philosophiques, économiques ou religieux, pour mieux faire émerger un récit sous-tendu par l’urgence, le suspense et un regard cruel sur le monde, heureusement pas complètement dépourvu de moments où s’exprime la fragilité humaine.

Pour prolonger la réflexion, un article très fouillé sur la trilogie ici.

La Maison des Jeux – 1. Le Serpent (The Serpent, 2015) – Claire North – Editions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », mars 2022 (novella traduite de l’anglais par Michel Pagel)

La Maison des Jeux – 2. Le Voleur (The Thief, 2015) – Claire North – Editions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », septembre 2022 (novella traduite de l’anglais par Michel Pagel)

La Maison des Jeux – 3. Le Maître (The Master, 2015) – Claire North – Editions Le Bélial’, collection « Une Heure-Lumière », janvier 2023 (novella traduite de l’anglais par Michel Pagel)