Le futur s’écrit au présent. Nul besoin d’argumenter longtemps pour s’en convaincre. La lecture de Banlieue Rouge, paru en 1976, vient me le rappeler. La date reflète un contexte propice à la contestation et à une furieuse envie d’en découdre. À cette époque, crise et chômage de masse s’enracinent pour longtemps, ravageant les anciennes citadelles industrielles. Dans la foulée, les mouvements contestataires basculent résolument dans le terrorisme, l’utopie ayant fait long feu. La jeunesse scande désormais « No futur », troquant le flower power au profit d’actions moins primesautières.
Et la science-fiction dans tout ça ? En France, une nouvelle génération d’auteurs, des Joël Houssin, Christian Vilá, Philippe Cousin, Joëlle Wintrebert, Jean-Pierre Hubert, Yves Frémion et j’en passe, font cause commune avec de plus anciens comme Pierre Pelot, Jean-Pierre Andrevon et Michel Jeury. La science-fiction se mue en littérature d’intervention sociale, pour le meilleur et le pire lorsque le militantisme se fait pesant. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la collection « Ici et Maintenant », comme un pied de nez adressé à « Ailleurs et Demain », naît aux éditions Kesselring pendant cette période. À l’instar du polar tel que le pratique Manchette, le genre devient ainsi un miroir reflétant la société contemporaine et ses dérives. Le futur devient le décor d’une anticipation sociale et politique où sont abordées des problématiques ancrées dans un présent apparemment indépassable. Un monde noyé dans la grisaille du béton, passé sous le joug du consumérisme, du Spectacle, au sens situationniste du terme, et de l’oppression politique. Les lendemains déchantent et le progrès pointe aux abonnés absents.
Banlieues rouges reprend cette antienne à son compte. Sur ce point, la quatrième de couverture ne laisse pas le doute planer un seul instant.
« BANLIEUES ROUGES ou les lendemains qui saignent. BANLIEUES ROUGES : aurores des matins apocalyptiques. Le présent : lugubre. Le futur : atroce. Coincés entre les deux, les desperados de l’absurde qui sont les héros malgré eux de ces sombres/sordides/sinistres histoires. BANLIEUES ROUGES : treize visions féroces et paroxystiques, treize mondes futurs explosifs. L’anthologie de science-fiction la plus CONVULSIVE de l’année ! »
Tout un programme… Parcourons dans le désordre le sommaire, histoire de juger s’il n’y a pas tromperie sur la marchandise.
Disons-le tout de suite, on ne trouve guère d’expérimentations stylistiques dans Banlieues rouges. Par contre, on ne manque pas de foutre, de merde et de sang. L’ensemble se révèle brut de décoffrage, un tantinet foutraque et ne s’embarrasse pas de chichis ou de ces affèteries propres à la littérature qui pose. Dans l’esprit, le résultat s’avère un peu punk. Les auteurs alignent les mots dans un sentiment d’urgence, comme des cartouches, tirant à vue sur la société. La pollution, les jeux, le consumérisme, la ségrégation sociale, le sport, le racisme, rien n’échappe à leur regard. Tout passe à la moulinette d’une critique goguenarde, volontiers transgressive voire subversive, et d’un humour grinçant à s’en faire péter l’émail des dents. En lisant cette anthologie, on jubile beaucoup, même si certains textes ne vont pas chercher très loin…
Dans cet exercice, Jean-Pierre Andrevon s’en donne à cœur joie. « Exzone Z » apparaît comme un condensé de mauvais esprit diablement efficace si l’on apprécie l’humour noir. Parfaite illustration de la guerre de tous contre tous, la nouvelle n’épargne personne, ni les institutions, ni le quidam et encore moins les cancres et leurs parents. Un massacre.
Dans le même registre, « Toucher vaginal » s’annonçait prometteur. Sans tambour mais avec trompe de fallope, Jean-Pierre Hubert nous décrit une prise d’otages au sein d’un centre de rejuvénation masculine. Un quatuor de militantes féministes, à faire passer les FEMEM pour des jeunes filles en fleur, y mène la danse. Hélas, si les prémisses sont engageantes, la gouaille de l’auteur et son humour caustique ne parviennent pas à convaincre. De surcroît, le dénouement a toutes les apparences d’une montagne accouchant d’une souris. Passons…
Avec « Multicolore », de Joël Houssin s’en tire beaucoup mieux. Sa nouvelle ne manque pas d’énergie et de rythme. Elle se conclut sur une touche finale cynique et ricanante qui n’est pas pour me déplaire. Même chose avec « Derniers Jours de mai » de Christian Vilá, où une cité sous cloche subit un attentat fomenté par un groupe nihiliste. Mais voilà, les choses ne se déroulent pas comme prévu. De ce texte, je retiens surtout la chute surprenante. Pas tant que ça, si l’on y réfléchit bien… Mais, je crois avoir préféré davantage « Relais en forêt » de Sacha Ali Airelle (un pseudonyme collectif utilisé par Joël Houssin, Christian Vilá, Jean-Pierre Hubert et Jean Le Clerc de la Herverie). Dans le genre poésie du désastre, ce texte tient toutes ses promesses avec classe.
Venons-en aux textes un peu moins marquant, du moins à mes yeux.
Philippe Goy nous gratifie d’un hommage humoristique à Alfred van Vogt. C’est mignon tout plein, mais ça ne pisse pas loin. De son côté, Dominique Douay nous propose un huis-clos étrange, entre folie et fantasme. J’avoue que la chose m’a laissé de marbre. Quant à « L’ouvre-boîte » de Christian Léourier, le texte se révèle une histoire d’amour contrariée, sur fond de dystopie, entrecoupée de slogans gentiment absurdes. Assez réussi dans le genre, mais un tantinet daté. La nouvelle de René Durand déborde d’énergie et d’outrances. Sous sa plume, les jeux du stade deviennent un ersatz ultra-violent des jeux du cirque. À côté, Rollerball apparaît comme une bluette pour midinette. Et même si le titre « Les Seigneurs chimériques des stades hallucinés » suscite l’admiration, la nouvelle n’est malheureusement pas à sa hauteur. Avec « Et voir mourir tous les vampires du Quartier de Jade », Daniel Walther nous convie à une ballade poétique en zone de guerre, un conflit perdu d’avance pour l’engeance humaine. Le texte est sympathique, mais d’un intérêt limité. Je n’ai pas grand chose à dire de la nouvelle de Jean Le Clerc de la Herverie, si ce n’est que « Supplice sylvestre » se limite à son titre, un supplice élaboré. Un peu court pour s’enthousiasmer. « Le super-marché » de Dominique Roffet est joliment absurde, mais le texte ne laisse guère de trace, comme son auteur d’ailleurs dont il s’agit de l’unique parution. Enfin, « Terrain de jeu » de Roger Gaillard ne fait pas montre d’une extrême originalité. Disons-le même sans ambages, cette nouvelle à mi-chemin entre L’âge de cristal et Soleil vert est un ratage total.
Au final, même si Banlieues rouges reflète bien son époque, ses enjeux n’ont rien perdu de leur actualité. J’avoue que si toutes les nouvelles ne brillent pas par leur extrême bon goût, entre cette anthologie d’auteurs énervés et les nouvelles cucul la praline de Rêver 2074, mon choix est vite fait. Que voulez-vous. On a la science-fiction que l’on mérite.
Banlieues Rouges – Anthologie de nouvelles d’auteurs français réunies et sélectionnées par Joël Houssi et Christian Vilá – Éditions OPTA, collection « Nébula », 1976