Pleurons sous la Pluie

En matière d’anticipation sociale et politique, la collection « Dyschroniques » propose une belle sélection de récits. Réédition de textes parus jadis dans des anthologies, des recueils ou des revues, désormais uniquement disponibles sur le marché de l’occasion, ou inédits, plus rares convenons-en, le Passager clandestin ne trahit pas la déclaration d’intention de la collection, cherchant à dévoiler des futurs d’hier aux accents hélas contemporains.

Paru un an après la catastrophe de Tchernobyl, Pleurons sous la Pluie est une nouvelle de Tanith Lee, sans doute plus connue des amateurs d’Imaginaire pour sa Fantasy maniérée. L’autrice britannique nous immerge dans le monde d’après, celui des retombées radioactive et des pluies malsaines d’un climat détraqué. Une simple averse, des vents plus forts que d’habitude exposent ainsi le quidam aux fatales conséquences des radionucléides. Garder son corps indemne, prolonger son existence du mieux qu’on peut semble un défi insurmontable pour les familles pauvres exposées à un ruissellement plus funeste que celui promis par les apôtres du néolibéralisme. Ce monde est celui dans lequel vit Greena, jeune fille contrainte de subsister sous le joug et le regard d’une mère tyrannique, ne souhaitant que lui offrir un avenir meilleur que le sien, chez les riches vivant à l’abri du dôme d’où ils ne sortent jamais.

En peu de pages, Tanith Lee pousse très loin le principe de la ségrégation socio-spatiale et des Gated Community. Condamnés à une vie précaire et une espérance de vie raccourcie, retombées radioactives et dérèglement climatique obligent, les plus pauvres ne voient leur salut qu’en vendant leurs enfants. Mais, au grand dam des thuriféraires du Grand Soir, nul sentiment de révolte ne semble vouloir l’emporter sur la résignation générale et le fatalisme. Bien au contraire, une ironie cruelle prévaut tout au long du récit, l’autrice ne ménageant guère d’échappatoire aux personnages.

Au lecteur de découvrir maintenant dans nouvelle de plus de trente ans, bien des maux de notre présent, celui dans lequel notre inaction nous plonge inexorablement et dont nous sommes les spectateurs au quotidien.

Pleurons sous la Pluie (Crying in the Rain, 1988) – Tanith Lee – Le Passager clandestin, collection « Dyschroniques », 2024 (nouvelle traduite de l’anglais par Iawa Tate)

Iain M. Banks : la Science-fiction du vertige

Ce n’est guère un secret pour les lecteurs du blog yossarian, mais on apprécie beaucoup l’auteur écossais Iain M. Banks ici-bas. Peut-être pas suffisamment si l’on en juge le peu de titres chroniqués et compte tenu de l’importance de son œuvre dans les domaines qui nous intéressent. La parution d’un numéro de la revue Bifrost consacré à cet auteur est donc une belle opportunité pour commencer à y remédier, d’autant plus que pour l’occasion quelques plumes réputées ont été invitées à lui rendre justice et hommage.

Décédé prématurément d’un cancer de la vésicule, Banks est, à la différence de Dick, un auteur de SF à qui la réussite sourit d’abord dans la littérature générale, comme le rappelle Pascal J. Thomas dans le traditionnel article d’ouverture retraçant son parcours personnel. On y découvre d’ailleurs sa propension aux blagues potaches, aux jeux de mots et aux paris stupides accomplis sous l’emprise de l’alcool. On y apprend aussi qu’il appréciait les belles voitures, les conduisant littéralement à tombeaux ouverts sur les petites et dangereuses routes écossaises. Dans l’entretien qui suit, paru en 2014 dans le webzine Strange Horizon, on s’attache plus particulièrement à ses convictions, sa philosophie et ses réflexions désabusées sur notre monde, tel qu’il va mal, toutes choses innervant son œuvre littéraire. L’occasion de découvrir l’ironie qui l’anime, mais aussi sa grande générosité et son profond humanisme. Mais surtout, il y révèle un positionnement politique très à gauche, vilipendant l’égoïsme intrinsèque du capitalisme roi et tuant toute illusion de récupération dans l’œuf. « La Culture, ce sont des communistes hippies avec des armes balèzes et une méfiance profonde envers la Marchéolâtrie et l’Avarisme. »

Sur ce point, l’article d’Alice Carabédian enfonce le clou. Réflexion brillante autour du cycle de « La Culture », de l’utopie et du Space opera, la docteure en philosophie politique y démontre la nature fondamentalement positive de l’utopie voulue par Banks. Bien plus qu’une utopie ambiguë, La Culture est une utopie critique, une pluralité politique consciente de ses limites et failles, mais qui consent à les assumer, voire à les travailler. En utilisant le cadre bigger than life du Space opera, l’auteur écossais en subvertit les codes et ressorts pour en faire un outil d’émancipation et non de conquête, de pacification et de domination. La Culture apparaît ainsi comme une œuvre éthique, progressiste, révolutionnaire, bref profondément de Gauche, qui « apporte un peu de ferveur politique dans un monde où l’on se sent démuni et impuissant face à la logique globalisante en marche. » Poursuivant sa réflexion, la docteure questionne la nature utopique de « La Culture » dans un second article, pointant ce qui distingue l’œuvre de Banks des utopies classiques et ce qui l’amène à les dépasser.

En plus du guide de lecture, on trouvera enfin au sommaire de Bifrost, la nouvelle Descente issue du recueil L’Essence de l’art dont on peut lire une chronique ici. Un choix judicieux pour un auteur qui a peu donné dans la forme courte et qui entre en résonnance avec une des autres nouvelles de la revue, Les Nuits de Belladone d’Alastair Reynolds.

Incontestablement, Iain M. Banks me manque. Son pessimisme tempéré d’ironie et d’optimisme à long terme, car en dépit de notre stupidité et de notre égoïsme nous sommes encore là, laisse un vide cruel que personne n’est venu combler. Il manque à la Science fiction, tout simplement.

Bifrost n°144 – Le Bélial’, avril 2024

Sur le blog, plein de romans de Iain (M) Banks. Cliquez et profitez.

Onze

Onze upon a time in the Web, there’s a blog who has never surrender.

Ahem… Avant que Zemmour et consorts ne me tombent sur le râble, développons un peu ce court article dans une langue audible et compréhensible par les défenseurs de la France éternelle (ils se reconnaîtront). Lorsque j’ai commencé à œuvrer sur la Toile, ils n’étaient pas légion les laudateurs des littératures de l’Imaginaire. Ils fanzinaient, balbutiaient sur les ancêtres des réseaux sociaux ou se réunissaient pour échanger des signatures en buvant beaucoup. Désormais, c’est blog à foison, vlog, tweet, réseautage à tout va, pour le plaisir de débattre, polémiquer, jouer aux guerres picrocholines et décréter des anathèmes. L’imaginaire prolifère, pire que la vérole sur le bas clergé, contaminant la Grande littérature, mais sans l’afficher ouvertement (faut pas déconner). Il s’embourgeoise, se mettant au service de la Défense nationale, du luxe, de l’inclusion et j’en passe.

Plus modestement, le blog yossarian continue son bonhomme de chemin, sur un tempo certes ralenti, le tenancier ayant l’âge de ses artères après tout. Mais, comme tout le monde le sait, debout les damnés de l’artère !

Bon, il est peut-être temps d’aller repêcher quelques vieilleries dans les tréfonds de ce blog. Direction 2017-2018. Cliquez sur les images !

Dans la maison au cœur de la forêt profonde

Quatrième volet du «  Dark America Quartet  », Dans la maison au cœur de la forêt profonde apporte une touche finale au portrait sombre que l’écrivain Laird Hunt dresse de l’Amérique. Après le déchirement de la ségrégation raciale (La route de nuit), les ravages de la Guerre de Sécession (Neverhome) et l’iniquité intrinsèque de l’esclavage (Les Bonnes gens), l’auteur remonte à l’époque coloniale, peu avant le procès des sorcières de Salem.

Dans un registre n’étant pas sans évoquer celui des contes et une atmosphère qui réjouira sans aucun doute les fans de The Witch de Robert Eggers, on s’attache aux pas de Goody, une épouse de bonne famille, puritaine et travailleuse, comme il se doit à cette époque. Du moins, si l’on se fie aux apparences, car il s’avère assez rapidement qu’en parfaite narratrice non fiable, la jeune femme s’y entend pour taire certains faits et enrober son récit d’une bonne dose d’incertitude, ellipses y comprises. Partie cueillir des baies sauvages à l’orée de la forêt, elle abandonne ses souliers sur les bords de l’eau vive d’une rivière, avant de plonger sous les frondaisons forestières, laissant derrière elle le confort et la sécurité du foyer pour s’abandonner à l’inconnu et ses dangers. Faisant fi des loups, des bêtes sauvages et autres natifs des lieux, elle s’enfonce au plus profond de la sylve, à la poursuite d’une petite fille habillée en jaune, plus par soif de liberté que par défi d’ailleurs. Elle ne tarde pas à s’y perdre, comptant sur sa bonne étoile et le hasard des rencontres pour assurer son salut, dans tous les sens du terme. Loin d’être déserte, la forêt semble en effet le refuge de nombreux habitants, essentiellement des femmes. D’abord Capitaine Jane, une amazone et chasseresse, ne craignant pas de porter secours aux égarés. Puis Eliza, une ravissante et joyeuse hôtesse, qui en plus du gîte et du couvert, lui offre son amitié sans compter. Enfin, une vieille femme, acariâtre et inquiétante, parfaite incarnation de la sorcière. En leur compagnie, Goody en vient à reconsidérer sa condition de mère et d’épouse, se demandant même si elle s’est vraiment perdue et si elle ne cherche pas, plus simplement, à échapper à un destin funeste.

Avec Dans la maison au cœur de la forêt profonde, Laird Hunt s’approprie les ressorts et motifs du conte horrifique, distillant de façon subtile l’angoisse et le malaise. Au fil de l’errance de Goody, des pérégrinations à proprement parlé cauchemardesques, l’auteur brouille, non sans malice, les contours tangible du réel, déclinant un récit empreint de réalisme magique. En franchissant la lisière de la forêt, on s’affranchit ainsi du cadre prosaïque de l’Amérique coloniale, pénétrant dans les contrées symboliques du rêve et de l’inconscient. Jouant avec les ambiguïtés de la narratrice, Laird Hunt ajuste progressivement les différentes pièces d’un puzzle dont on ne perçoit le fatalisme cruel de la figure d’ensemble qu’au tout dernier moment. Mais, au-delà de l’atmosphère fantastique et des sortilèges d’une forêt hantée par des créatures inquiétantes, se dessine aussi une histoire de femmes en colère, des femmes décidées à s’émanciper, quitte à verser dans la sauvagerie et à flirter avec le mal absolu.

On ressort donc du roman de Laird Hunt quelque peu déstabilisé, convaincu du potentiel transgressif des contes, mais aussi envoûté par l’interprétation glaçante et mémorable que nous en livre l’auteur. Bref, une lecture vivement recommandée.

Dans la maison au cœur de la forêt profonde – Laird Hunt – Éditions Actes Sud, mars 2022 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Anne-Laure Tissut)

Plasmas

De Céline Minard, j’avais entendu beaucoup de bien, notamment de la part de gens au goût sûr. Autrice exigeante, ne craignant pas de se frotter au genre, récompensée de surcroît par un Grand Prix de l’Imaginaire, les indicateurs semblaient pointer dans un sens favorable. Hélas, il me faut avouer mon échec patent devant son recueil Plasmas. Des dix nouvelles, je n’ai pas retenu grand chose, si ce n’est un ennui indicible. D’ailleurs, je ne suis même pas allé au bout de ma lecture, abandonnant lâchement au bout de huit textes, du moins en sautant beaucoup de pages. C’est l’avantage avec les bouquins où l’on ne comprend rien. On peut les lire dans n’importe quel sens et les commencer n’importe où. On en déduira donc que je n’ai pas grand chose à en dire. Essayons tout de même.

Plasmas est présenté comme une « mosaïque de mondes futurs, inventant des créatures hybrides et dessinant les possibilités d’un avenir lointain où les êtres se seraient adaptés pour survivre. » Personnellement, j’ai surtout eu l’impression de lire un florilège de textes tenant davantage de l’exercice de style que de la science-fiction. Un univers dont l’hermétisme sent parfois le renfermé. On repassera pour l’ouverture aux possibles que le genre est supposé impulser. Bon, je ne suis sans doute pas le mieux placé pour en parler, tant le recueil m’a rebuté. Alors, je me cantonnerais à dire que c’est bien écrit, qu’il y a un certain style, mais que la chose n’est pas pour moi. Quant au jury du Grand Prix de l’Imaginaire, sans doute a-t-il voulu se donner une caution littéraire. Ça arrive, même aux meilleurs.

C’est déjà fini ? Eh, oui !

Plasmas – Éditions Rivages, collection « Rivages poche », octobre 2023

Israël. L’agonie d’une démocratie

« Se réclamer de l’Holocauste pour dire que Dieu est avec nous en toutes circonstances est aussi odieux que le Gott mit uns qui figurait sur les ceinturons des bourreaux. »

Emmanuel Levinas, 28 septembre 1982, après les massacres de Sabra et Chatila à Beyrouth

Le conflit de basse intensité qui prévaut depuis plus de trente ans au Moyen-Orient entre l’Etat d’Israël et le peuple palestinien peut paraître nébuleux pour qui ne s’intéresse que de loin à ce drame dont on perçoit de manière épisodique les éclats jusque chez nous. Il puise pourtant ses racines dans des maux qui nous sont bien connus et qui semblent connaître actuellement un regain : nationalisme, racisme et fanatisme religieux. Le 7 octobre 2023 est venu apporter une pierre supplémentaire à ce conflit, initiant un nouveau processus d’escalade. Mais, combien d’autres « incidents » sont passés sous les radars de notre indifférence.

Correspondant de France 2 entre 1981 et 2015, Charles Enderlin connaît bien la région. Observateur avisé que l’on ne peut guère taxer de partialité, il a observé la lente et irrésistible montée des extrémismes depuis l’écher des accord d’Oslo. Nul doute que ce court ouvrage suscitera la vindicte à une époque où, sommé de choisir son camp, toute critique de l’un ou l’autre côté est immédiatement vouée aux gémonies.

Le processus décrit par Enderlin est pourtant très inquiétant, fournissant une illustration supplémentaire de cette dérive réactionnaire, voire fasciste, de notre monde. À n’en pas douter, ce qui se déroule en Israël est la manifestation toxique du nationalisme et du fanatisme religieux le plus nauséabond. L’ex-journaliste de France 2 y décrit de manière clinique et documentée, la collusion entre le Likoud de Netanyahu et les partis religieux prônant la théocratie. Reprenant l’image de l’âne du messie, il s’agit pour le second d’utiliser l’Etat séculier mis en place par les pères d’Israël pour restaurer un Etat juif intégral et ouvrir la voie à une théocratie.

Comment est-on arrivé à une telle situation ? Une voie de plus, la démocratie libérale et le capitalisme ont conjugué leur force pour faire place selon le vieux principe qui affirme que l’ennemi de mon ennemi est mon ami. Calcul tragique dont on a pu mesurer par le passé les effets délétères à plusieurs reprises, mais sans en tirer les leçons.

Au cœur du processus, Benjamin Netanyahu joue un rôle moteur. Vieux routier de la politique et affairiste notoire, jouant sur la mentalité d’assiégés des Israéliens, il n’a vu son salut qu’en vidant le Likoud de sa substance, le poussant vers l’extrémisme et la compromission avec les fanatiques juifs les plus zélés. Ne pouvant utiliser l’Etat séculier pour servir leur dessein, ils ont entrepris de le plier à leur convenance par des lois scélérates : revendication d’une identité juive exclusive, encadrement de la colonisation, de l’armée et les services de sécurité par des ministres religieux, surveillance des médias et des organisations de la Gauche par l’établissement d’une forme de crime d’opinion, contrôle du financement des ONG et proscription de toute association prônant un quelconque boycott contre la politique d’Israël. Cette mise au pas a pour l’instant achoppé sur l’indépendance de la justice israélienne, mais nul doute que ces cinglés n’ont pas renoncé, d’autant plus qu’il bénéficie de la complicité de libertariens et Juifs américains, mais aussi de certaines démocraties illibérales dont ils partagent les pratiques. N’oublions-pas enfin, le poids de la Shoah qui pousse le plus progressiste des démocrates à se taire s’il ne veut pas finir dans le camp de l’antisémitisme.

Que les choses soient claires. L’ouvrage de Charles Enderlin n’est pas une charge contre Israël mais un appel salutaire à un sursaut pour sauver la démocratie au Moyen-Orient et libérer les Israéliens comme les Palestiniens des idéologies toxiques qui les poussent à se combattre. S’il n’est pas trop tard pour le faire…

Israël. L’agonie d’une démocratie – Charles Enderlin – Éditions du Seuil, collection « Libelle », septembre 2023

Un pays de Fantômes

Envoyé sur le front pour couvrir la guerre civilisatrice mené par l’empire borolien, Dimos Horacki doit acquitter sa dette à la propagande impériale dans l’espoir de faire oublier le déplaisir d’un article fâcheux aux yeux de personnalités importantes. Chargé de dresser le portrait élogieux du héros de Borolie, le fameux général Dolan Wilder, « le conquérant de la Vorronie », il découvre surtout un officier soucieux de gloire personnelle, cruel lorsqu’on s’oppose à sa volonté, injuste avec la population civile et brutal avec ses propres hommes. Une réalité peu conforme au panégyrique qu’on lui demande de composer et qui le conforte dans sa détestation du mensonge et des faux semblants entretenus par les autorités de son propre pays.

Sous ses yeux, la conquête civilisatrice des Cerracs devient ainsi une guérilla sans pitié, où le moindre village est considéré comme un refuge de rebelles potentiels qu’il convient de mater, le plus cruellement possible, histoire de dompter les esprits. Paysans, éleveurs n’y sont que des ressources à exploiter, comme le fer et le charbon qui ne manquent pas dans les montagnes. D’abord dégoûté par le spectacle, Dimos choisit de mettre de côté ses états d’âme, préférant dresser un compte-rendu objectif des faits, quitte à déplaire au héros au haut-de-forme. Il ne tarde pas à se frotter au plus près de l’altérité, au point d’envier la vie de ses ennemis.

« On peut dire que Hron est un pays, a confirmé Sorros, dans le sens où nous sommes un ensemble de personnes qui partagent une culture à peu près commune et défendent des principes ainsi que des frontières un peu floues. Mais, ce n’est pas un pays au même titre que la Vorronie ou la Borolie, ou même les îles Célestes. Nous n’avons pas de souverain, de parlement, de conseil, de sacerdoce royal, de barons marchands, de capitalistes, ni le moindre vestige de pouvoir. Nous sommes un pays, mais un pays anarchiste. »

Avec Un pays de Fantômes, Margaret Killjoy met en scène un affrontement entre deux mondes, deux états d’esprit radicalement opposés, où les notions de pédagogie et de consensus sont considérées pour ce qu’elles sont devenues, des outils détournés de leur usage premier pour servir la volonté dominatrice des puissants. Dans Un pays de Fantômes, l’autrice imagine une société anarchiste fondée sur les principes de l’anti-autoritarisme, de la coopération et de la générosité, jusque dans la colère. Elle montre qu’il existe des alternatives au modèle capitaliste et impérialiste, conjuguant les vertus de l’ouverture politique et sociale à la multitude des possibles cultivée par les littératures de l’Imaginaire.

À Hron, la liberté n’est pas un vain mot. Chacun est libre de ses choix et responsable de ses actes devant la communauté. Chaque avis compte et la décision de tous n’engage chaque individu que s’il se sent prêt à en assumer toutes les conséquences. Nul ne se soumet au diktat de la majorité et chacun est libre de partir pour vivre ailleurs selon ses propres choix. À Hron, la recherche du profit n’a pas de sens puisque la propriété pointe aux abonnés absents. Chacun produit selon ses moyens et reçoit selon ses besoins. À Hron, aucune autorité étatique n’impose ses lois au nom de l’intérêt de tous, brimant la liberté de l’individu de manière arbitraire. La démocratie directe prévaut, reposant sur l’engagement de chaque membre de la communauté. Et si tout n’est pas parfait, la tolérance et la raison semblent l’emporter sur l’émotion et la manipulation.

D’aucuns trouveront sans doute le propos de Un pays de Fantômes un tantinet naïf. Peu importe, Margaret Killjoy ne cherche pas à imposer ou à démontrer quoi que ce soit. Sur le registre de l’utopie, plus proche d’Ursula Le Guin que de Thomas Moore, elle puise l’inspiration dans son expérience personnelle de militante anarchiste transgenre afin de faire vivre les multiples communautés de Hron, donnant corps à l’anti-autoritarisme qui nourrit la pensée anarchiste. Elle désamorce ainsi bien des idées reçues sur un mouvement contestataire qui, depuis le XIXe siècle, reste synonyme de chaos et de violence.

Si le propos de Un pays de Fantômes est avant tout politique, Margaret Killjoy n’oublie cependant pas de nous raconter une histoire, avec des personnages au caractère travaillé auxquels on finit par s’attacher, déroulant une progression dramatique maîtrisée et d’une certaine façon poignante. Il serait dommage s’en priver.

Un pays de Fantômes (A Country of Ghosts, 2014) – Margaret Killjoy – Editions Argyll, août 2022 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Mathieu Prioux)

Le Voyage de Shuna

Héritier d’un petit royaume montagnard autosuffisant, mais à l’équilibre alimentaire précaire, Shuna se met en tête de tracer sa route vers l’Ouest afin de collecter les semences d’une plante en masure de satisfaire son peuple. Traversant à dos de yakkuru des espaces désertiques hantés par les vestiges cyclopéens de civilisations passées, il croise la route de deux sœurs qu’il libère des esclavagistes qui les avaient enlevées. Toujours plus vers l’Ouest, il poursuit sa route jusqu’à l’océan et au-delà, dans le pays mystérieux où pousse la plante miraculeuse dont il convoite les semences. Une véritable odyssée qui le fait côtoyer des créatures extraordinaires et effrayantes, mais aussi une communauté de géants sous la coupe d’êtres invisibles voyageant dans des astronefs lumineux. Au point de perdre la mémoire et de frôler la folie.

Profitant sans doute de la sortie du film Le Garçon et le héron, les éditions Sarbacane ont puisé dans l’œuvre d’Hayao Miyazaki pour dénicher un inédit des débuts du célèbre mangaka. Le Voyage de Shuna date en effet des années 1980, plus précisément 1983 pour sa parution dans la revue Animage et même 1980 pour sa genèse. Pour ces raisons, d’aucuns trouveront beaucoup de ressemblances avec les œuvres postérieures de l’artiste, notamment avec Nausicaä de la Vallée du Vent dont la création remonte à la même période.

Miyazaki a en effet travaillé conjointement sur ces deux récits puisant à la même source pour le world building, plus précisément l’Asie centrale et ses civilisations, ses vastes espaces désertiques et sa culture millénaire. Le Voyage de Shuna doit ainsi beaucoup à la légende tibétaine du Prince qui fut changé en chien dont la trame inspire la structure du périple de Shuna. On y retrouve aussi comme un écho de l’exil du prince Ashitaka qui ouvre l’anime Princesse Mononoké mais également des emprunts au « Cycle de Terremer » d’Ursula Le Guin, notamment l’ambiguïté d’une quête guidée par l’hubris ou la nécessité de lever une malédiction.

Bien qu’il soit crée par un mangaka, l’ouvrage n’est pas un manga mais un emonogatari, autrement dit un récit illustré. Par pur snobisme, d’aucuns diraient un roman graphique, les illustrations très souvent en pleine page, de belles aquarelles colorées, ne laissant que peu de place à un texte décliné sur un mode récitatif. On est souvent saisi par la beauté des dessins, se prenant à laisser le regard vagabonder pour en capter le moindre détail. Ceci contribue amplement au plaisir de lecture et ne manque pas de provoquer des réminiscences qui renvoient à d’autres œuvres de Miyazaki, sans pour autant en gâcher la découverte.

Court récit flirtant avec la Science-fiction post-apocalyptique, Le Voyage de Shuna porte donc en germe bien des thèmes de l’œuvre à venir d’Hayao Miyazaki. Quarante années après sa parution, cette fable ambiguë n’a rien perdu de sa puissance d’évocation, laissant l’esprit libre de combler le vide d’une fin ouverte.

Le Voyage de Shuna (Shuna no Tabi, 1983) – Hayao Miyazaki – Éditions Sarbacane, novembre 2023 (traduit du japonais par Léopold Dahan)

Après nous les oiseaux

Sur un mode intime, Après nous les oiseaux est un court récit de fin du monde, relaté par une narratrice dépourvue de prénom dont on suit le long chemin vers le néant, avec comme seul contrepoint le chant des oiseaux, créatures omniprésentes et insensibles au drame qui se dénoue. Définitivement.

Récit de la solitude, avec la mort comme unique compagnon et les souvenirs du temps passé comme seul viatique, le roman de Rakel Haslund s’apparente davantage à une épure qu’à une histoire pleine de bruit et de fureur. Les amateurs de Mad Max et consorts auraient tout à gagner en fuyant ce récit poétique et contemplatif. L’apocalypse se cantonne en effet à un décor. Des terres submergées par la mer montante, des centres commerciaux pillés et désertés par le chaland, des quartiers pavillonnaires abandonnés où les maisons retournent à l’état de nature et des vestiges brûlés d’un grand incendie que l’on devine violent, on arpente des terres gâtes mais non dépourvue de vie. La fin du monde hante l’esprit de la narratrice, en arrière-plan de son périple sans véritable autre but que celui d’avancer, cahin-caha, avec son caddie. Une vie réduite au spectacle du vol des oiseaux et à quelques poissons. Des nuées entières à qui la narratrice adresse ses prières et ses suppliques, s’émerveillant de la résilience des volatiles.

D’aucuns compareront Après nous les oiseaux à La Route de Cormac McCarthy, s’enthousiasmant pour la puissance d’évocation de la prose de l’autrice. D’autres déploreront un horizon d’attente réduit à une longue contemplation de la nature conquérante, à l’assaut des derniers vestiges de la civilisation, déterminée à les avaler sous son exubérance. Choisissez votre camp, camarades.

Il n’en demeure pas moins que Rakel Haslund décline une poésie de l’entropie qui peut apparaître séduisante à l’amateur d’introspection psychologique. Et puis, le texte est court, l’ouvrage de toute beauté, même si un peu onéreux, et le propos frappé au coin du bon sens. La fin d’un monde n’est pas la fin du monde. À réserver à l’amateur de littérature « blanche » qui souhaite s’encanailler.

Après nous les oiseaux (Alle himlens fugle, 2020) – Rakel Haslund – éditions Robert Laffont, collection « Ailleurs & Demain », avril 2023 (roman traduit du danois par Catherine Renaud)

Instantiations

Ainsi vivent les I.A. Dans les angles morts des jeux en ligne, au cœur des larges mailles du réseau, à la merci d’une réinitialisation où de la réaffectation des serveurs pour d’autres usages numériques. En quelques mots lapidaires, voici comment on pourrait résumer le propos du recueil Instantiations. Cela serait injuste au regard de la richesse des spéculations de Greg Egan autour des notions d’intelligence et de conscience artificielles. Et, comme on est un tantinet bavard sur ce blog, tentons d’en dire plus long sans trop dévoiler.

Sagreda est une composite. Autrement dit, une I.A. forgée grâce à l’assemblage de copies neuronales d’êtres vivants, du moins jusqu’à leur décès. Juste un peu plus intelligente qu’un algorithme basique, elle doit interagir avec les personnages joueurs, apportant un surcroît de vivacité à leur expérience ludique. Mais, Sagreda est un peu trop consciente pour son bonheur. Dotée d’une véritable personnalité, elle est privée des droits communément reconnus aux êtres vivants, fait qui la chagrine d’autant plus qu’elle aimerait échapper à sa condition d’esclave à l’obsolescence programmée. En explorant les limites de son environnement numérique, elle rencontre d’autres compagnons de servitude et, en leur compagnie, élabore des stratégies pour survivre et exercer son libre arbitre.

En trois textes formant une manière de fix-up, Greg Egan explore les arcanes de plusieurs mondes-serveurs, mettant en scène la quête vitale de Sagreda et de ses pairs. Certes, il faut accepter la complexité des spéculations d’un auteur attiré par les expériences de pensée de la Hard-SF, notamment lorsqu’il digresse sur les effets d’un renversement de gravité vers l’Est ou sur la physique d’un univers fondé sur des entiers 3-adiques. Mais dans l’ensemble, Instantiations reste un ouvrage abordable pour le commun des mortels, alliant l’étrangeté des énigmes logiques de l’univers à la tension dramatique du thriller. La quête de Sagreda reste en effet au cœur des enjeux de la narration, sa survie et celle de son espèce restant l’unique horizon d’attente des lecteurs. Comment exfiltrer des êtres conscients de leur matrice originelle sans éveiller les soupçons de leurs seigneurs et maîtres ? Comment leur garantir une existence pérenne sous le radar des dispositifs de contrôle de l’Internet ? Greg Egan s’attache à dénouer le problème d’une manière vraisemblable d’un point de vue informatique, tout en conférant à Sagreda une réelle épaisseur psychologique.

Instantiations conjugue donc avec une certaine réussite les enjeux de l’éthique et de la technologie, tout en restant un véritable plaisir de lecture, même s’il demeure exigeant dans ces parenthèses théoriques.

Instantiations (Bit Players, 3-Adica, Instantiation) – Greg Egan – Editions Le Bélial’, février 2024 (recueil composé de trois textes [Figurants virtuels, Triadique et Instantiations], traduit de l’anglais [Australie] par Francis Lustman)