Pleurons sous la Pluie

En matière d’anticipation sociale et politique, la collection « Dyschroniques » propose une belle sélection de récits. Réédition de textes parus jadis dans des anthologies, des recueils ou des revues, désormais uniquement disponibles sur le marché de l’occasion, ou inédits, plus rares convenons-en, le Passager clandestin ne trahit pas la déclaration d’intention de la collection, cherchant à dévoiler des futurs d’hier aux accents hélas contemporains.

Paru un an après la catastrophe de Tchernobyl, Pleurons sous la Pluie est une nouvelle de Tanith Lee, sans doute plus connue des amateurs d’Imaginaire pour sa Fantasy maniérée. L’autrice britannique nous immerge dans le monde d’après, celui des retombées radioactive et des pluies malsaines d’un climat détraqué. Une simple averse, des vents plus forts que d’habitude exposent ainsi le quidam aux fatales conséquences des radionucléides. Garder son corps indemne, prolonger son existence du mieux qu’on peut semble un défi insurmontable pour les familles pauvres exposées à un ruissellement plus funeste que celui promis par les apôtres du néolibéralisme. Ce monde est celui dans lequel vit Greena, jeune fille contrainte de subsister sous le joug et le regard d’une mère tyrannique, ne souhaitant que lui offrir un avenir meilleur que le sien, chez les riches vivant à l’abri du dôme d’où ils ne sortent jamais.

En peu de pages, Tanith Lee pousse très loin le principe de la ségrégation socio-spatiale et des Gated Community. Condamnés à une vie précaire et une espérance de vie raccourcie, retombées radioactives et dérèglement climatique obligent, les plus pauvres ne voient leur salut qu’en vendant leurs enfants. Mais, au grand dam des thuriféraires du Grand Soir, nul sentiment de révolte ne semble vouloir l’emporter sur la résignation générale et le fatalisme. Bien au contraire, une ironie cruelle prévaut tout au long du récit, l’autrice ne ménageant guère d’échappatoire aux personnages.

Au lecteur de découvrir maintenant dans une nouvelle de plus de trente ans, bien des maux de notre présent, celui dans lequel notre inaction nous plonge inexorablement et dont nous sommes les spectateurs au quotidien.

Pleurons sous la Pluie (Crying in the Rain, 1988) – Tanith Lee – Le Passager clandestin, collection « Dyschroniques », 2024 (nouvelle traduite de l’anglais par Iawa Tate)

Iain M. Banks : la Science-fiction du vertige

Ce n’est guère un secret pour les lecteurs du blog yossarian, mais on apprécie beaucoup l’auteur écossais Iain M. Banks ici-bas. Peut-être pas suffisamment si l’on en juge le peu de titres chroniqués et compte tenu de l’importance de son œuvre dans les domaines qui nous intéressent. La parution d’un numéro de la revue Bifrost consacré à cet auteur est donc une belle opportunité pour commencer à y remédier, d’autant plus que pour l’occasion quelques plumes réputées ont été invitées à lui rendre justice et hommage.

Décédé prématurément d’un cancer de la vésicule, Banks est, à la différence de Dick, un auteur de SF à qui la réussite sourit d’abord dans la littérature générale, comme le rappelle Pascal J. Thomas dans le traditionnel article d’ouverture retraçant son parcours personnel. On y découvre d’ailleurs sa propension aux blagues potaches, aux jeux de mots et aux paris stupides accomplis sous l’emprise de l’alcool. On y apprend aussi qu’il appréciait les belles voitures, les conduisant littéralement à tombeaux ouverts sur les petites et dangereuses routes écossaises. Dans l’entretien qui suit, paru en 2014 dans le webzine Strange Horizon, on s’attache plus particulièrement à ses convictions, sa philosophie et ses réflexions désabusées sur notre monde, tel qu’il va mal, toutes choses innervant son œuvre littéraire. L’occasion de découvrir l’ironie qui l’anime, mais aussi sa grande générosité et son profond humanisme. Mais surtout, il y révèle un positionnement politique très à gauche, vilipendant l’égoïsme intrinsèque du capitalisme roi et tuant toute illusion de récupération dans l’œuf. « La Culture, ce sont des communistes hippies avec des armes balèzes et une méfiance profonde envers la Marchéolâtrie et l’Avarisme. »

Sur ce point, l’article d’Alice Carabédian enfonce le clou. Réflexion brillante autour du cycle de « La Culture », de l’utopie et du Space opera, la docteure en philosophie politique y démontre la nature fondamentalement positive de l’utopie voulue par Banks. Bien plus qu’une utopie ambiguë, La Culture est une utopie critique, une pluralité politique consciente de ses limites et failles, mais qui consent à les assumer, voire à les travailler. En utilisant le cadre bigger than life du Space opera, l’auteur écossais en subvertit les codes et ressorts pour en faire un outil d’émancipation et non de conquête, de pacification et de domination. La Culture apparaît ainsi comme une œuvre éthique, progressiste, révolutionnaire, bref profondément de Gauche, qui « apporte un peu de ferveur politique dans un monde où l’on se sent démuni et impuissant face à la logique globalisante en marche. » Poursuivant sa réflexion, la docteure questionne la nature utopique de « La Culture » dans un second article, pointant ce qui distingue l’œuvre de Banks des utopies classiques et ce qui l’amène à les dépasser.

En plus du guide de lecture, on trouvera enfin au sommaire de Bifrost, la nouvelle Descente issue du recueil L’Essence de l’art dont on peut lire une chronique ici. Un choix judicieux pour un auteur qui a peu donné dans la forme courte et qui entre en résonnance avec une des autres nouvelles de la revue, Les Nuits de Belladone d’Alastair Reynolds.

Incontestablement, Iain M. Banks me manque. Son pessimisme tempéré d’ironie et d’optimisme à long terme, car en dépit de notre stupidité et de notre égoïsme nous sommes encore là, laisse un vide cruel que personne n’est venu combler. Il manque à la Science fiction, tout simplement.

Bifrost n°144 – Le Bélial’, avril 2024

Sur le blog, plein de romans de Iain (M) Banks. Cliquez et profitez.

Plasmas

De Céline Minard, j’avais entendu beaucoup de bien, notamment de la part de gens au goût sûr. Autrice exigeante, ne craignant pas de se frotter au genre, récompensée de surcroît par un Grand Prix de l’Imaginaire, les indicateurs semblaient pointer dans un sens favorable. Hélas, il me faut avouer mon échec patent devant son recueil Plasmas. Des dix nouvelles, je n’ai pas retenu grand chose, si ce n’est un ennui indicible. D’ailleurs, je ne suis même pas allé au bout de ma lecture, abandonnant lâchement au bout de huit textes, du moins en sautant beaucoup de pages. C’est l’avantage avec les bouquins où l’on ne comprend rien. On peut les lire dans n’importe quel sens et les commencer n’importe où. On en déduira donc que je n’ai pas grand chose à en dire. Essayons tout de même.

Plasmas est présenté comme une « mosaïque de mondes futurs, inventant des créatures hybrides et dessinant les possibilités d’un avenir lointain où les êtres se seraient adaptés pour survivre. » Personnellement, j’ai surtout eu l’impression de lire un florilège de textes tenant davantage de l’exercice de style que de la science-fiction. Un univers dont l’hermétisme sent parfois le renfermé. On repassera pour l’ouverture aux possibles que le genre est supposé impulser. Bon, je ne suis sans doute pas le mieux placé pour en parler, tant le recueil m’a rebuté. Alors, je me cantonnerais à dire que c’est bien écrit, qu’il y a un certain style, mais que la chose n’est pas pour moi. Quant au jury du Grand Prix de l’Imaginaire, sans doute a-t-il voulu se donner une caution littéraire. Ça arrive, même aux meilleurs.

C’est déjà fini ? Eh, oui !

Plasmas – Éditions Rivages, collection « Rivages poche », octobre 2023

Des nouvelles d’Ursula Le Guin

Dans le format de la nouvelle, Ursula Le Guin n’a jamais été avare en bonnes histoires comme en témoignent les trois présents textes. Précisons toutefois qu’il s’agit ici de rééditions, chez Goater dans la collection « Rechute » pour La Fille Feu Follet, dans la revue Bifrost pour Les Voltigeurs de Gy et dans l’anthologie Tracés du vertige pour La Construction. Ces nouvelles ressortent par ailleurs de la dernière période d’écriture de l’autrice, relevant pour la première de la fantasy et la seconde de la Science-fiction, mais avec pour point commun ce regard ethnologique sur l’autre que l’on apprécie toujours autant chez l’autrice.

La Fille Feu Follet dépeint une société esclavagiste et patriarcale où les femmes, même si elles constituent un élément essentiel de l’organisation sociale, n’en sont pas moins sous la coupe des hommes de la Couronne, seigneurs et maîtres de ce microcosme. Dans ce monde, il est habituel pour les fils d’accomplir une période martiale pendant laquelle ils peuvent participer à des razzias contre les tribus nomades venues camper à proximité de la Cité pendant leur transhumance. À cette occasion, on brûle les tentes, égorge vieillards et femmes, amassant au cours du raid du butin sous la forme de jeunes femmes et enfants. Mal et Modh, deux sœurs-Poussière, comme les surnomment leurs ravisseurs, ont ainsi été enlevées durant leur enfance. Élevées dans le hanan de la demeure de leur maître, elles sont destinées à être mariées à leur ravisseur ou à l’un de ses proches. Par leur truchement, nous découvrons ainsi la Cité et son organisation très hiérarchisée, où Couronnes et Racines se côtoient et se rendent service mutuellement sans qu’il soit possible pour les uns de s’unir aux autres. Les premiers commandent et combattent, accordant aux seconds le droit de vivre en échange de leur travail. Dans ce contexte, les esclaves ont un statut à part, les familles conservatrices de la Couronne n’autorisant pas leur main-d’œuvre servile à accomplir des tâches inférieures à la condition de leurs propriétaires. Les femmes esclaves sont d’ailleurs choyées, en particulier les filles-Poussière qui ont la réputation d’être très belles et d’enfanter à foison. Dans cette nouvelle, il est aussi question de déracinement et d’acculturation, les filles-Poussière étant contraintes, avec plus ou moins de bonheur, d’abandonner leurs traditions pour épouser, au propre comme au figuré, celles de leurs maris. On peut y lire une métaphore de la Conquête de l’Ouest et du sort subit par les populations natives. Indépendamment de cette interprétation, La Fille Feu Follet est surtout une histoire tragique dont le dénouement abrupt calme tout net.

Les Voltigeurs de Gy ne joue pas sur le registre de l’émotion puisque la nouvelle s’apparente à une description anthropologique. On découvre ainsi une espèce extraterrestre assez semblable à la nôtre, à une différence près : au lieu de poils, ils ont des plumes. Cette particularité influe un tantinet sur leurs us et coutumes, comme on le remarque rapidement. Mais, le cœur du récit se situe ailleurs. En effet, certains parmi ces extraterrestres connaissent une mutation douloureuse, un bouleversement corporel qui les place dans une situation de paria aux yeux de leurs congénères, voire de bouc émissaire sacrifiable à loisir. À la puberté, ils développent en effet des ailes leur permettant de voler. Si certains surmontent difficilement le traumatisme psychologique résultant de cette transformation, d’autres en tirent une certaine fierté, voire un sentiment de supériorité. Voler n’est cependant pas sans risque. Ce court récit offre le meilleur de l’ethno-science-fiction dont l’autrice s’est faite la porte-parole. Il peut se lire comme une fable autour de la différence et de ses conséquences, mais aussi sur le difficile passage de l’adolescence à l’âge adulte.

La Construction est également un superbe récit d’ethno-science-fiction sur les conséquences psychologiques de la colonisation. On y découvre la planète Qoq où, après une période de croissance explosive de la population et de la technologie, la civilisation s’est effondrée, bouleversant les rapports entre les deux populations habitant ce monde extraterrestre. Longtemps, les Adaqo ont en effet dominé le Aq, tentant de réduire en esclavage cette population à la peau bleue plus sombre. Mais, confrontés à la résistance des Aq, les bougres refusant littéralement d’obéir, les Adaqo ont préféré opter pour l’extermination ou pour la déportation dans des zones inhospitalières. Tout cela est désormais terminé. Pourtant, le malaise prévaut toujours chez les anciens exploiteurs, un inconfort moral teinté de vigilance et de tolérance, les poussant à accepter les chapardages de leurs ex-victimes. Le plus curieux reste cependant l’obsession des Aq pour la conception et l’édification d’architectures complexes dépourvues de toute utilité pratique. Sans déflorer davantage le sujet, La Construction démontre la faculté d’Ursula Le Guin à mettre en scène une société différente, lui conférant substance et crédibilité, tout en suscitant auprès du lectorat un sentiment de familiarité. La présente nouvelle peut se lire en effet comme une métaphore de notre propre histoire et un avertissement quant aux conséquences de notre croissance guère durable et équitable. On reste également longtemps marqué par la vision de ces constructions absurdes, sorte de TOC hérités de la période de domination. La résilience prend parfois des chemins bizarres.

La Fille Feu Follet (The Wild Girls, 2002) – Ursula Le Guin – Réédition ActuSF, collection « Hélios », 2022 (nouvelle traduite de l’anglais [États-Unis] par Nardjès Benkhadda)

Les Voltigeurs de Gy (The Flyers of Gy : An Interplanetary Tale, 2000) – Ursula Le Guin – Réédition ActuSF, collection « Hélios », 2021 (nouvelle traduite de l’anglais [États-Unis] par Pierre-Paul Durastanti)

La Construction (The Building, 2001) – Ursula Le Guin – réédition ActuSF, collection « Hélios », 2021 (nouvelle traduite de l’anglais [États-Unis] par Michel Demuth)

Les dyschroniques (3)

Comme indiqué dans sa déclaration d’intention, la collection dyschroniques se propose d’exhumer des nouvelles et novellas de Science Fiction dont les vertus spéculatives résonnent dans notre présent avec d’autant plus d’acuité qu’elles en anticipent certains des effets en bien comme en mal. En somme, il s’agit de mettre en exergue des futurs d’hier dont les manifestations s’inscrivent désormais dans notre quotidien.

Certes, les textes sélectionnés ne brillent pas pour leur caractère inédit. À l’exception de deux d’entre eux (Pigeon, canard et patinette de Fred Guichen et Tiny Tango de Judith Moffett), tous ont d’ailleurs déjà été publiés dans nos contrées, soit au sein d’un magazine ou au sommaire d’un recueil ou d’une anthologie. De même, rares sont ceux ayant fait l’objet d’une révision de traduction. À vrai dire, la véritable plus-value se trouve dans le paratexte où la nouvelle/novella et son sujet bénéficient d’une contextualisation et d’une mise en perspective en règle générale passionnantes.

Avec le présent article, le blog yossarian reprend une recension inachevée des titres de la collection dyschroniques, toujours dans le plus grand désordre, mais avec la ferme intention de mener l’exercice jusqu’à son terme. Croisons les doigts.

Paru en 1953, Le peuple du grand Chariot accuse son âge. Court texte de facture classique, comme il s’en faisant à l’époque, la présente nouvelle est l’œuvre d’un auteur peu publié dans l’Hexagone. Gresham est sans doute plus connu pour Nightmare Alley (longtemps titré Le Charlatan dans une précédente traduction), roman noir adapté au moins deux fois au cinéma, et dont on peut relever la parenté avec Le peuple du grand chariot puisqu’il s’enracine dans le milieu des forains et des populations nomades. Dans une veine post-apo, l’auteur reprend ici le motif de l’éternel recommencement, évoquant la faculté des Roms à survivre et à s’adapter aux circonstances. Avec ce récit de facture simple, Gresham propose ainsi de dépasser les préjugés afin de promouvoir la résilience et la survie.

Options de John Varley s’inscrit à la suite du mouvement de libération des mœurs initié dans les années 1960. Comme à son habitude, chez Varley, on change de sexe comme de chemise, en particulier dans la série « Les Huit Mondes ». Dans cette nouvelle, il se penche sur les débuts de cette révolution du genre, nous faisant épouser le point de vue de Cléo, une mère tentée par le changement de sexe et les perspectives offertes par ce bouleversement génétique. Sans malice mais non humour, l’auteur traite de transsexualité, mais aussi de la part de l’inné et de l’acquis dans la définition du genre. Il aborde également le sujet du rôle de la femme et de l’homme dans l’équilibre familial, non sans écorner quelques représentations puritaines. À bien des égards, Options est un texte stimulant et malin qui, à défaut de botter en touche sur un sujet de société plus que jamais actuel, remet en question de manière salutaire quelques préjugés toxiques.

Le peuple du grand Chariot (The Star Gypsies, 1953) – William Lindsay Gresham – Éditions Le passager clandestin, collection « dyschroniques », 2021 (nouvelle traduite de l’anglais [États-Unis] par inconnu)

Options (Options, 1979) – John Varley – Éditions Le passager clandestin, collection « dyschroniques », 2023 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Dominique Bellec)

A voté a fait l’objet de pas moins de quatre traductions différentes dans nos contrées, son titre évoluant de Droit électoral à A voté, en passant par Devoir civique et Le Votant. Comme souvent chez Asimov, la nouvelle repose sur une seule idée dont l’auteur tire le maximum en peu de place, ici une quarantaine de pages. Comme d’habitude, le style est juste fonctionnel, sans attrait et sans éclat, si ce n’est une touche ironique à la toute fin. Seule l’idée et son développement logique intéressent en effet Asimov. Il imagine ici le stade ultime de la démocratie représentative, le corps électoral tout entier reposant désormais sur un seul électeur, incarnant l’échantillon le plus représentatif de l’électorat américain. Les statistiques, les projections et la modélisation règnent ainsi en maître, éliminant tout élément de surprise mais aussi la responsabilité individuelle.

En dépit de son âge, Le Temps d’un souffle, je m’attarde conserve toute sa puissance d’évocation. Voici le meilleur texte de cette recension. Assertion non négociable. Longtemps après la disparition de l’homme, les machines règnent sur la Terre, se reproduisant et se conformant à leur programmation dans l’attente de son retour. Si l’homme n’est plus là pour résoudre les conflits générés par les bogues, fort heureusement ces dysfonctionnements n’ont pas remis en cause jusque-là les routines bien établies. Gel administre l’hémisphère Nord, déployant ses assistants mécaniques sur toute la surface de son domaine pour appliquer le programme fixé par son maître, Solcom. Gel accomplit ainsi sa besogne depuis des milliers d’années, animé par une force impérieuse le poussant à fonctionner au maximum de ses capacités. Mais Gel dispose aussi de temps libre qu’il consacre à l’homme. Avec Le Temps d’un souffle, je m’attarde, on touche à cette qualité essentielle de la Science Fiction : réconcilier l’intellect et l’émotion. En mettant la logique algorithmique d’une I.A. À l’épreuve de la sensibilité humaine, Roger Zelazny bâtit un récit tout entier centré autour de la question de la définition de l’homme. Qu’est-ce qui distingue en effet un homme d’une intelligence suffisamment évoluée pour l’imiter et interagir de la même manière avec le monde ? La nouvelle fait office de miroir, proposant habilement une image inversée du créateur au travers de ses créatures, en usant d’une prose poétique et immersive admirable.

A voté (Franchise, 1955) – Isaac Asimov – Éditions Le passager clandestin, collection « dyschroniques », 2016 (nouvelle traduite de l’anglais [États-Unis] par Denise Hersant)

Le Temps d’un souffle, je m’attarde (For a Breath, I Tarry, 1966) – Roger Zelazny – Éditions Le passager clandestin, collection « dyschroniques », 2022 (novella traduite de l’anglais [États-Unis] par Jean Bailhache, revue par Dominique Bellec)

Dyschroniques (1)

Dyschroniques (2)

Les Retombées

Cyberdreams 09

Paru en 1997, le numéro 9 de la revue Cyberdreams explore des mondes futurs volontiers dystopique où, sous couvert d’utopie et de bienveillance, on s’attache à dépouiller les relations humaines de cette part d’incertitude fâcheuse, propice à la tragédie mais aussi à l’empathie pour autrui. Avec un sous-titre en forme de jeu de mots, « Société sens dessus-dessous », Francis Valéry et Sylvie Denis nous proposent quatre nouvelles et un essai dont l’actualité résonne plus que jamais cruellement à nos oreilles en 2022.

Avec « L’ère de l’innocence », Brian Stableford imagine un avenir bien sombre, où l’allongement de la durée de la vie semble un fait incontesté dont on se félicite globalement, même si les différents âges de l’existence et leurs tracas restent une réalité biologique indépassable. L’innocence donnant son titre à la nouvelle n’est plus celle des enfants mais des aïeuls, arrière-arrière-arrière-arrière-grands-parents jouissant d’une existence prolongée, mais condamnés à l’étiolement inéluctable de leurs facultés cognitives. Dans une inversion de perspective malicieuse, la juvénile narratrice d’à peine onze ans nous fait part d’une sagesse acquise aux côtés d’aînés devenus esclaves de leurs pulsions, y compris sexuelles. Une situation la poussant à oublier sa propre insouciance, non sans tendresse pour ces vieilles choses.

« La Ballade de Sally NutraSweetTM » évolue dans un autre registre, celui de la satire. Guère enclin à la tendresse, Paul Di Filippo y met en scène une utopie consumériste totale où les êtres humains ne sont plus que les supports de grandes marques, partageant leur existence entre leur affiliation commerciale et leur crainte de déchoir dans l’échelle des valeurs consuméristes. Aussi absurde et sarcastique que l’intrigue du film Brasil, « La Ballade de Sally NutraSweetTM » raconte l’aventure banale et médiocre vécue par une consommatrice lambda, poussée à devenir agent infiltrée dans l’enfer du Bac-à-soldes. On sent que Paul Di Filippo s’amuse beaucoup des poncifs du genre, délivrant une réflexion vacharde sur la société de consommation et son mode de vie superficiel et frelaté.

« Plaidoyer pour les contrats sociaux » a été récompensé par un prix Nebula. On comprend pourquoi à la lecture de ce court texte implacable qui voit l’amour réglementé par un système de contrat supposé mettre un terme à l’aspect passionnel, voire obsessionnel de ce sentiment. On regrette de ne pas pouvoir lire d’autres nouvelles de Martha Soukup qui semble avoir définitivement disparu des radars.

Quant à Alain le Bussy, il nous invite dans un monde futur où le principe de l’obsolescence programmée et du tout jetable a été poussé à l’extrême, rendant impossible le marché de l’occasion. Pour qui a lu Hank Shapiro au pays de la récup, le texte peut apparaître cependant un tantinet frustrant.

Pour terminer, s’inspirant des idées de Greg Egan et de Joe Shout, Jean-Jacques Girardot nous propose une revigorant petit article sur l’immortalité, via la copie numérique de l’esprit et son téléchargement dans un univers virtuel, amorçant une réflexion quasi-philosophique sur la conscience, l’identité et sur l’impact d’une telle technologie sur la gouvernance de nos sociétés. De quoi finir bellement le présent numéro de feue la revue Cyberdreams.

Revue Cyberdreams n°09Société sens dessus-dessous – Collectif – DLM Éditions, janvier 1997

Unlocking the Air

Inédit dans nos contrées, Unlocking the Air est un recueil rassemblant dix-huit textes qui, en dépit de leurs différences, forment un patchwork d’histoires propices à l’introspection. Des histoires, encore des histoires, comme affectionnait d’en raconter Ursula Le Guin, avec un art du pointillisme, du détail qui fait ressortir ici avec davantage d’acuité l’indicible des conflits intimes, des dilemmes moraux et de l’émotion.

Ce n’est certes pas l’urgence qui prévaut dans ce recueil, une hyperactivité vaine et stérile, mais plutôt l’observation de l’humain, de sa relation avec sa liberté mais aussi avec celle d’autrui. En anthropologiste, l’autrice scrute ainsi les habitudes, les biais cognitifs et tout ce que nous tenons pour acquis. Elle confronte ses personnages à l’altérité, à l’extraordinaire ou à l’inhabituel, convoquant à l’occasion l’histoire contemporaine, comme dans la nouvelle éponyme « La Clef des airs » (traduction du titre du présent recueil), ou mettant à l’épreuve son propre jugement.

L’amateur d’imaginaire ne retrouvera cependant pas les horizons lointains de la Science Fiction et les mondes secondaires de la fantasy auxquels l’autrice du « Cycle de L’Ekumen » et de « Terremer » l’a habitué. Ces genres n’interviennent en effet qu’à la marge, voire pas du tout. Ursula Le Guin semble ici plus intéressé par une forme de poésie inspirée d’auteurs, que l’on qualifiera poliment de mainstream, un peu dans la manière du « Cycle d’Orsinia ». On devra donc se contenter des nouvelles « Les Cuillères de la cave », de « Ether, ou », de « La Grande Fille à son papa », de « Anciens » ou de « Le Braconnier » pour satisfaire son penchant coupable.

L’ensemble des textes ressort toutefois d’un regard affûté et d’une réflexion l’étant tout autant sur l’humain et sa faculté à se redéfinir au quotidien dans sa relation à l’autre. Pour le meilleur comme pour le pire. L’autrice appelle ainsi à la tolérance, à la compréhension mutuelle, ne renonçant pas à son combat pour le féminisme, pour la liberté et le respect des différences

Au final, si tout cela peut paraître peu enthousiasmant pour le lecteur d’Imaginaire, Unlocking the Air n’en demeure pas moins un recueil empreint de bienveillance et d’un humour subtil. Un recueil bien dans la manière des derniers écrits d’Ursula Le Guin et où résonne encore cette petite musique que l’on apprécie tant chez l’autrice, même en mode mineur.

Unlocking the Air (Unlocking the Air and other stories, 1996) – Ursula K. Le Guin – Éditions ActuSF, collection « Perles d’épice », janvier 2022 (recueil de nouvelles traduit de l’anglais [États-Unis] par Hermine Hémon & Erwan Devos)

Les Quatre Vents du Désir

Réédition du recueil éponyme paru jadis chez Pocket, Les Quatre Vents du Désir bénéficie d’un écrin à la hauteur des écrits de Ursula Le Guin, autrice faisant l’objet actuellement dans nos contrées de toute l’attention des éditeurs de l’Imaginaire. L’ouvrage paraît en effet dans la belle collection « Kvasar », accompagné d’une préface de David Meulemans, d’un entretien avec Ursula Le Guin mené par Hélène Escudié et de la traditionnelle bibliographie de Alain Sprauel, recension plus qu’exhaustive de l’œuvre de la dame. Si l’on ajoute les illustration d’Aurélien Police, on comprend que le présent ouvrage revêt toutes les qualités d’un must-have, surtout si l’on est tiraillé par le démon du complétisme.

Vingt nouvelles composent le sommaire d’un recueil apparaissant comme le point d’orgue d’une œuvre multiple et sensible. Déclinées selon six directions, les points cardinaux mais aussi le nadir et le zénith, elles servent de boussole au néophyte afin de découvrir un imaginaire guidé par l’observation de la matière humaine, de l’altérité et des interactions qu’elle suscite jusque dans notre psyché.

Entre expérience de pensée et conte volontiers philosophique ou poétique, Ursula Le Guin nous invite à nous dévoiler à nous même, à explorer les angles morts de l’esprit, dans un effort collectif pour mettre à l’épreuve nos certitudes et nos préjugés, exercice salutaire donnant sens et corps à la diversité, à la transversalité d’une humanité trop souvent enferrée dans l’intolérance. Elle endosse ainsi le rôle du porte-parole, cultivant les histoires et laissant s’exprimer des personnages dont le récit surgit de son auscultation attentive et patiente. Ils nous parlent par son truchement, révélant leurs convictions bien fragiles à l’aune de la rencontre avec autrui. Chez Le Guin, le progrès, notion ambivalente et piégée, importe moins que le changement. Une dynamique impulsée pour le meilleur comme pour le pire, rien n’est assuré pour l’humain. Non sans humour, mais surtout avec beaucoup d’émotion, l’autrice déroule ainsi un imaginaire pétri de bienveillance, mais pouvant se révéler à l’occasion cruel. Elle nous convie à épouser le changement, à l’accepter comme une sorte de continuité, dans le respect d’autrui et de la multiplicité des possibles.

Parmi les vingt nouvelles, toutes parues entre 1974 et 1982, on se contentera de ne citer que les plus marquantes. Une sélection bien entendu très subjective. D’abord le texte d’ouverture, « L’Auteur des graines d’acacia », une formidable expérience de pensée autour du thème de la linguistique, guère éloignée de la philosophie holistique quand on y réfléchit bien. Puis « Le Test », courte nouvelle où l’autrice expérimente le contrôle social absolu, jusqu’à l’absurde. Ces deux premiers textes ne sont évidemment qu’un infime aspect de la palette littéraire d’Ursula Le Guin. Il faudrait aussi évoquer « L’Âne blanc » et « La Harpe de Gwilan », dont la poésie subtile et l’émotion titillent la corde sensible sans verser dans la mièvrerie. Pour sa part, « Intraphone » se révèle une satire surprenante dont le ton burlesque vient démentir la réputation de froideur du style de l’autrice. Passer outre « Les Sentiers du désir » serait également faire affront à l’inspiration anthropologique de la dame, d’autant plus que le présent récit trouverait allègrement sa place au sein du cycle de « L’Ekumen ». Pour finir, juste un mot de « Sur », court récit d’exploration glaciaire féministe flirtant avec l’histoire secrète et l’hommage. Le texte relève d’une forme de combat contre les préjugés, sans pour autant rabaisser l’abnégation, le courage et la folie des explorateurs des pôles.

Après Aux Douze Vents du Monde, Les Quatre Vents du Désir vient donc compléter avec bonheur un panorama de nouvelles riche et varié, offrant un aperçu qui, s’il n’est pas exhaustif, n’en demeure pas moins représentatif de l’œuvre d’Ursula Le Guin. Un must-have, on vous a dit.

D’autres avis ici.

Les Quatre Vents du Désir – (The Compass Rose, 1982) – Ursula Le Guin – Réédition Le Bélial’, collection « Kvasar », mai 2022 (Recueil traduit de l’anglais [États-Unis] par Martine Laroche, Françoise Levie-Howe, Jean-Pierre Pugi, Philippe Rouille et France-Marie Watkins)

Le Terminateur

Le cœur de la science-fiction bat au rythme de la nouvelle. On ne le répétera jamais assez. Le recueil de Laurence Suhner vient nous le rappeler et d’une fort belle manière. L’écrivain suisse, autrice de la trilogie « QuanTika », dont le premier tome a été réédité dans l’intégrale de 2021, dévoile ici la multiplicité de ses sources d’inspiration. Douze textes dont sept inédits, des nouvelles de science-fiction, bien sûr, mais aussi du fantastique référencé au style suranné qui amuse sans vraiment surprendre. Des œuvres de commande destinées à des anthologies ou des revues, mais également des textes de jeunesse puisés dans ses archives. Bref, de quoi nourrir le sense of wonder, tout en cherchant à satisfaire ce sentiment de vertige cher à l’amateur de science-fiction et qui se fait si rare en ces temps de dystopies et de romans post-apocalyptiques triomphants.

Car, s’il est un reproche que l’on ne peut pas faire à Laurence Suhner, c’est celui de prendre la science-fiction comme un prétexte. L’autrice sait que le genre est un prodigieux générateur d’images et d’histoires, capable de produire un sentiment de sidération incomparable. Que ce soit sur l’océan de Nuwa (« Le Terminateur » et « Au-delà du terminateur »), l’une des exoplanètes du système TRAPPIST-I, ou dans la nouvelle « Timkhâ », matrice par ailleurs de la trilogie « QuanTika », elle réveille ce frisson conceptuel tant prisé par les aficionados, remettant l’humain à sa juste place, celle de simple composante de l’univers.

L’homme se trouve en effet au cœur de toutes les nouvelles du recueil. Il n’est cependant aucunement le centre de l’univers, bien au contraire, qu’il imagine la fin du monde par pur égoïsme infantile («  Différent »), qu’il se frotte à l’altérité (« Timkhâ ») ou qu’il cherche à percer les secrets de la matière (« La Fouine »), l’homme n’est pas le sommet de l’évolution. D’ailleurs, peut-être n’est-il qu’un bruit de fond, jouet de puissances occultes insensibles à son existence (« Homéostasie ») ? De quoi inciter à la modestie et à une bonne dose de prudence. Et ce n’est pas Stephen Hawkin qui nous contredira sur ce point.

Du sommaire du recueil, on ne retiendra certes pas« La Chose du lac », « Le Corbeau » et « L’Autre monde », exercices de style, un tantinet vintage, lorgnant vers le fantastique et quelques grands anciens – en vrac : H. P. Lovecraft, Edgar Allan Poe ou Maurice Leblanc. On ne retiendra pas davantage « M. Ablange », qui aurait bien mérité de rester inédit. Préférons leur « La Valise noire », courte nouvelle sur la multiplicité des possibles, voire « L’Accord parfait », texte liant fonction d’onde et musique. Sans oublier les deux nouvelles situées dans le système TRAPPIST-I. Voici les réussites incontestables d’un recueil loin d’être honteux, mais qui laisse le lecteur un tantinet sur sa faim. Raison de plus pour (re)lire la trilogie « QuanTika », en attendant le prochain roman de l’autrice.

Le Terminateur – Laurence Suhner – Editions l’Atalante, collection « La Dentelle du Cygne », août 2017

Janua Vera

Pendant une année de lecture, les bonnes surprises se comptent sur les doigts d’une main. En fantasy sans doute plus qu’en science-fiction, tant les cycles médiocres se succèdent et se répètent. Et ne parlons même pas des rééditions patrimoniales de classiques qui sont utiles pour l’exégèse mais qui ne créent pas vraiment la surprise. Aussi, lorsqu’une œuvre nouvelle se dégage miraculeusement du lot des quêtes assommantes et autres joyeusetés, il convient de s’y arrêter. Prendre le temps pour lire et goûter le plaisir jubilatoire d’une écriture à la fois pleine de finesse et de tendresse pour les personnages. Prendre le temps pour s’émerveiller sincèrement de l’enchantement passager que procure un univers littéraire qui puise à la fois dans l’imaginaire et l’histoire médiévale. Prendre le temps, enfin, pour en restituer sans l’affadir un aperçu qui sera forcément partiel, mais qui, on l’espère, donnera envie et intriguera suffisamment le lecteur curieux.

Jean-Philippe Jaworski est l’auteur de quelques jeux de rôle, notamment d’un très remarqué Te Deum pour un massacre qui prend pour cadre les guerres de religion en France. Qu’on nous permette d’affirmer immédiatement qu’il est désormais aussi un auteur de littérature à suivre… de très, très près. Son premier ouvrage, Janua Vera, est un recueil qui se compose de sept histoires qui prennent toutes place dans l’univers commun du Vieux Royaume. Nous sommes évidemment dans un domaine habituel de la fantasy, celui du monde secondaire d’inspiration médiévale. Pourtant, il se dégage du Vieux Royaume une impression de familiarité troublante, au point de le faire apparaître au moins aussi vraisemblable que le contexte érudit de nombreux romans historiques. On sait que l’on lit de la fantasy et pourtant, les échos que cette lecture suscite nous renvoient à notre Histoire.

On commence doucement le recueil avec un premier récit qui se situe aux origines du Vieux Royaume. « Janua Vera » est l’histoire du Roi-Dieu Leodegar, souverain du royaume de Leomance, réveillé toutes les nuits par un rêve énigmatique, apparemment prémonitoire. Quelque peu déstabilisé dans sa glorieuse divinité par ce songe malvenu, il n’aura de cesse d’essayer de le déchiffrer. Cette courte nouvelle, un peu faible, n’est qu’un préambule avant le coup d’accélérateur que produit le texte suivant. Celui-ci nous propulse en avant, quelques milliers d’année plus tard, en un autre lieu du Vieux Royaume : La République de Ciudalia. On troque par la même occasion l’introspection pour davantage d’action. Pour être totalement transparent, « Mauvaise donne » est le véritable morceau de choix du recueil. Jean-Philippe Jaworski nous y raconte, avec une gouaille réjouissante et un art du suspense maîtrisé, la machiavélique machination à laquelle l’assassin Benvenuto Gesufal se trouve mêlé. Comploteurs patibulaires, assassins sans scrupules, magiciens et princes retors cohabitent dans cette nouvelle avec la foule truculente du petit peuple et on se surprend plus d’une fois à songer à Laurent Kloetzer.

Comme son titre le laisse deviner, le texte suivant, « Le Service des Dames », fait immédiatement référence aux romans courtois de Chrétien de Troyes. Ici le vertueux sire Aedan et son écuyer Naimes sont diligentés par une Dame afin de réparer un tort dont elle est la victime. Mais, contrairement à ce qui se passe dans le roman courtois, la Dame n’a pas tout dit et le chevalier, que trop de vertu empêche de se renier, accomplit sa quête chevaleresque jusqu’à son terme… cynique. Après ce détournement d’archétypes, « Une offrande très précieuse » s’aventure dans un registre plus fantastique. Nous épousons le point de vue d’un barbare en fuite après l’échec du raid auquel il participait. Très rapidement, la poursuite cède la place à un voyage au seuil de la mort. Sans être bouleversant, ce récit traite d’une manière assez juste de la thématique du deuil.

Pour l’émotion, il faut attendre le cinquième texte, « Le Conte de Suzelle », qui constitue le second point fort du recueil. Là aussi, l’auteur y détourne un archétype : celui du prince charmant. C’est dans l’attente de celui-ci que s’écoule l’existence de la petite Suzelle, de son enfance de sauvageonne écervelée (enfance pendant laquelle elle aperçoit son « prince ») jusqu’à sa mort solitaire après une vie bien remplie. Ce récit poignant est empreint d’une grande tendresse, ce qui ne l’empêche pas de s’achever sur une note cruelle. Après l’émotion, « Jour de guigne » est d’une bouffonnerie bienvenue. L’auteur nous narre les hilarantes mésaventures de maître Calame, fonctionnaire besogneux que le mauvais sort afflige d’un sortilège particulièrement calamiteux et contagieux. Là encore, le changement de ton fait mouche. On est emporté par la faconde de l’auteur qui n’est pas sans rappeler le meilleur de Terry Pratchett, et on se surprend à sourire franchement des malheurs de ce pauvre gratte-parchemin, à qui rien ne sera épargné — ni la boue, ni les horions, ni les manipulations des puissants — et qui ne trouvera le salut que dans les bras d’un tueur sadique… n’en disons pas davantage. Enfin, c’est avec un huis clos introspectif, « Le Confident », que s’achève le recueil. Le narrateur, un reclus volontaire du culte du Desséché qui a fait le vœu du silence et le choix de l’obscurité, nous confie ses sensations, ses réflexions et ses souvenirs. Ce récit, d’une rare noirceur, conclue idéalement le recueil en introduisant un effet de mise en abyme.

Il reste maintenant au chroniqueur qui achève ses lignes à prendre son temps pour se relire une ultime fois et goûter les souvenirs que lui a procurés la lecture de ce recueil, en attendant un retour dans le Vieux Royaume. Bientôt, avec Gagner la guerre.

Janua Vera – Récits du Vieux Royaume de Jean-Philippe Jaworski – Les Moutons électriques, avril 2007