Murmurer le nom des disparus

Située aux antipodes, l’île de Tasmanie n’est pas un territoire dont la mention fait entrer en émulsion un lectorat féru en géographie. À vrai dire, le nom évoque davantage un trouble obsessionnel du comportement qu’un toponyme. Ce petit bout d’Australie, grand comme sept fois la Corse quand même, n’en demeure pas moins le cadre du roman de Rohan Wilson.

Murmurer le nom des disparus n’a rien à envier au roman noir américain ou au Western dont il partage bien des caractères, si l’on fait abstraction des aborigènes, kangourous et autres marsupiaux de tous poils. Pas difficile de le faire d’ailleurs, puisque l’auteur choisit de se focaliser sur l’humain et sa désespérante condition. Sur fond d’émeute, de révolte contre l’impôt, de misère et de violence, Murmurer le nom des disparus raconte ainsi l’histoire d’un père et d’un fils. Un père absent, brutal, alcoolique notoire et criminel, parti chercher l’aventure ailleurs plutôt que d’entretenir une relation toxique vouée à l’échec. Un fils contraint de grandir prématurément après la mort subite de sa mère, obligé de tricher avec les autorités afin d’assumer sa subsistance seul et éviter ainsi le placement dans un hospice.

Récit âpre et sans concession, Murmurer le nom des disparus n’évite pas l’écueil du classicisme, même s’il tente de faire revivre une page oubliée de l’histoire de la Tasmanie. Les ressorts de l’intrigue flirte avec le déjà-vu, mais le récit sonne juste, brassant la thématique de la rédemption. Course-poursuite impitoyable, guidée autant par la volonté de se faire justice soi-même que par la quête d’une vraie justice, à la fois sociale et morale, le roman de Rohan Wilson se distingue également par sa tonalité désabusée. L’auteur dresse ainsi le portrait d’un pays n’ayant rien à envier à l’Ouest américain, une contrée exposée aux convoitises, à la loi du plus fort et une conception rudimentaire de l’application de la justice. On y considère les Aborigènes comme des parasites, des sauvages dont il convient de purger la terre afin de laisser place à la colonisation et à une exploitation plu conforme au progrès. On utilise les bagnards comme une main-d’œuvre gratuite, histoire de leur apprendre à rester à leur place, les lois expéditives pourvoyant à leur renouvellement incessant. Bref, on ne s’embarrasse pas avec un humanisme jugé superflu, préférant les vertus rugueuses d’un struggle for life impitoyable.

La quatrième de couverture évoque Cormac McCarthy, établissant un parallèle entre le présent roman et l’œuvre de l’auteur américain. Si la Tasmanie de Rohan Wilson semble irrémédiablement souillée par le péché, en proie à une corruption des mœurs épouvantable, un mal antédiluvien entachant une nature humaine définitivement imparfaite, on n’atteint cependant pas la puissance d’évocation de Méridien de Sang.

En dépit de ce léger bémol, Murmurer le nom des disparus recèle suffisamment de tension et de descriptions saisissantes pour happer le lecteur et satisfaire ses attentes en matière d’émotion. Voici assurément un auteur à découvrir.

Murmurer le nom des disparus (To Name Those Lost, 2014) – Rohan Wilson – Éditions Albin Michel, collection « Les Grandes traductions », novembre 2021 (roman traduit de l’anglais [Australie] par Étienne Gomez)

Le Sang ne suffit pas

1748. L’hiver au fin fond des Cumberland Mountains n’a pas la réputation d’être clément pour les Pieds-tendres, a fortiori s’il s’embarrassent avec les valeurs chrétiennes prônées sur la côte Est, dans la colonie de Virginie. Entre sauvages et Français, l’existence est même plutôt courte et âpre, y compris pour le trappeur accoutumé à survivre dans la montagne, auprès des ours et des loups. À Bannock, le poste pionnier implanté par la Couronne britannique pour revendiquer quelques arpents de terre supplémentaires, se perpétue une drôle de tradition. On y achète la paix avec les Shawnees contre quelques nourrissons tirés au sort. Et, ce n’est pas le docteur Integer Crabtree qui trouvera à y redire. Le nouveau commandant du fort a bien d’autres sujets de préoccupation, comme par exemple oublier le bannissement dont il est victime. A défaut d’assurer la sécurité de la triste population du fort, un ramassis d’ivrognes et de filles de joie, avec le sens du devoir que l’on attend de lui, il préfère les vertus consolatrices de l’ironie amère, négligeant l’oubli procuré à peu de frais par l’alcool et une partie de jambe en l’air. Mais, la fuite de la dernière élue, avec le fruit de ses entrailles, vient remettre en cause l’arrangement avec les peaux-rouges. Une mésaventure d’autant plus fâcheuse que leur chef Blacktooth n’est pas du genre patient. Assailli par l’hiver, menacé par la famine, la maladie, la sédition et les braves de la tribu qui empêchent tout ravitaillement, Crabtree ne voit le salut que dans la personne des frères Autry. Un duo de pisteurs Écossais aussi crasseux que vénal dont tout le monde au fort connaît les aptitudes criminelles et le peu de scrupules.

Le Sang ne suffit pas n’est pas le genre de roman dont on ressort avec un sentiment mitigé. Alex Taylor ne prise guère l’eau tiède, démontrant une fois de plus, après Le Verger de marbre, la puissance d’évocation de sa prose impitoyable. Dès la première page, on est saisi par la sauvagerie et la brutalité de son univers. L’auteur ne ménage pas sa plume, nous immergeant au plus près du quotidien des pionniers de ce coin perdu d’Amérique. Une existence précaire, ne tenant plus souvent qu’à un fil, celui entre la vie et la mort. Les paysages restent d’ailleurs muet devant tant de misère et bestialité, offrant un contrepoint majestueux aux passions tristes de l’engeance humaine. Alex Taylor ne fait en effet pas les choses à moitié lorsqu’il dépeint le microcosme de Fort Bannock. La crapulerie y côtoie la convoitise sans que rien ne vienne tempérer notre jugement. L’auteur nous en dresse un tableau imagé, ne lésinant pas sur les détails, y compris olfactif. Dans une prose dense, pétrie d’archaïsmes, il croque ainsi les trognes des personnages avec une ironie gourmande dont on s’amuse avec une horreur mêlée de jubilation. D’aucuns trouveront sans doute qu’il en fait trop, ne craignant pas de faire dans la surenchère, notamment lorsqu’il convoque une ourse en furie, histoire de pimenter la course-poursuite des personnages. D’aucuns jugeront la langue employée parfois un tantinet pesante, à force d’afféteries. Les lecteurs des récits oraux consacrés à Jeremiah Johnson, collectés puis mis en forme par Raymond W. Thorp et Robert Bunker, apprécieront toutefois cette histoire, y retrouvant comme un écho des épisodes de la saga du géant montagnard qui, en matière de brutalité, de rusticité et d’exploit surhumain, est plus propre du roman d’Alex Taylor que de l’imagerie proprette des Davy Crockett et autre Daniel Boone dont Disney s’est fait un colporteur chevronné.

Vous l’aurez compris à la lecture de cette chronique, Le Sang ne suffit pas est un nouveau coup de cœur. Alex Taylor confirme sa capacité à restituer dans un style effarant de crudité et de cruauté, la violence brute de l’existence humaine sur la Frontière.

Le Sang ne suffit pas (Blood speeds the traveler, 2019) – Alex Taylor – Éditions Gallmeister, collection « Totem », mars 2022 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par anatole Pons-Reumaux)

Valerio Evangelisti

Fatalité quand tu nous tiens. Funeste période que ce début 2022 qui voit disparaître Valerio Evangelisti après Joël Houssin. Ainsi va la vie.

Peut-être plus connu dans nos contrées pour le cycle de fantastique horrifique consacré au personnage historique de Nicolas Eymerich, réédité et prolongé à la Volte, Evangelisti était aussi un excellent auteur de Western, de roman noir et social.

Les habitués de ce blog pourront se faire une idée partielle sur ce dernier aspect de l’œuvre de l’auteur transalpin en consultant les chroniques de Black Flag, Anthracite et Briseurs de grève. Pour le reste, il me reste beaucoup à découvrir. Ciao Valerio.

Les Maîtres des dragons

Publié au sommaire du tome 2 de « l’intégrale des nouvelles » de Jack Vance, Les Maîtres des dragons n’usurpe pas le qualificatif de petit classique de la science fiction qui lui vaut d’être réédité ici dans une version superbement illustrée par Nicolas Fructus, comme l’ont été Harrison Harrison et La Quête onirique de Vellitt Boe. Voici une belle occasion de retrouver l’imaginaire baroque de l’auteur américain, même s’il ne s’agit pas de la partie la plus marquante de son œuvre, en dépit du prix Hugo venu récompenser le présent texte en 1963.

L’humanité a trouvé refuge sur Aerlith échappant à l’extinction totale provoquée par la destruction de l’Empire terrestre. Côtoyant désormais les Sacerdotes, un peuple d’ermites aux pouvoirs inconnus et inquiétants, elle a développé sur la planète une société féodale reposant sur une caste de chevaliers, éleveurs de dragons sélectionnés pour leurs compétences guerrières. Des créatures spécialisées servant à la fois de montures et de combattants, surnommées Harpie, Terreur bleue, Démon ou encore Mastodontes. Retranchés aux tréfonds de leurs complexes troglodytiques respectifs, Joaz Banbeck et Ervis Carcolo entretiennent un statu-quo fragile entre leurs deux clans, le second ne songeant qu’à s’emparer du Val Banbeck afin de restaurer sa souveraineté jadis ébranlée par l’assaut extraterrestre mené par les Basiques. Fourbissant ses armes et dragons, il prépare ainsi sa revanche, ne tenant pas compte de la mise en garde de Joaz, convaincu du retour imminent des Basiques.

Ne tergiversons pas. Si Les Maîtres des dragons ne dépare pas dans l’œuvre de Jack Vance, le roman n’appartient cependant pas aux grandes gestes héroïques et truculentes de l’auteur, où s’accomplissent le destin et la vengeance d’un personnage solitaire, réduit le plus souvent à un archétype, dans le décor d’un monde exotique dont on découvre progressivement le caractère insolite. Il opte ici pour la concision, se contentant de dérouler une trame minimaliste dans un paysage minéral et poussiéreux, composé de canyons et de mesas désertiques. Le récit doit ainsi son inspiration autant au registre de la science fiction qu’à celui de la fantasy, voire du western. Comment en effet ne pas considérer la rivalité entre Banbeck et Carcolo comme la transposition d’un duel sous des cieux étrangers ? Comment s’empêcher de comparer leur domaine respectif aux vastes ranchs de l’Ouest américain ? On laissera le lecteur juger de l’effet provoqué par ces paysages extraterrestres marqués par le vent et l’ardeur du soleil, où s’accrochent des pionniers durs à la peine, viscéralement attachés à leur liberté.

L’amateur de complexité et de luxuriance descriptive ne trouvera hélas sans doute pas matière à satisfaire ses déviances, tant les événements ne ménagent guère de surprises, en dépit des manipulations de Joaz Banbeck, le plus calculateur des deux maîtres des dragons. Néanmoins, on espère qu’il appréciera la mise en abyme tordue offerte par le dénouement et l’attitude ambiguë des Sacerdotes, qui ne peuvent mentir lorsqu’on les interroge, mais se débrouillent pour en dire le moins possible sur leurs desseins. Un tour de force vancien.

Roman à l’intrigue simple et aux enjeux limités, Les Maîtres des dragons ne manque toutefois pas de charme, mêlant le plaisir de la géographie imaginaire à un antagonisme insoluble dont les multiples occurrences font le sel d’un récit divertissant.

Les Maîtres des dragons (The Dragon Master, 1963) – Jack Vance – Éditions Le Bélial’, octobre 2021 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Brigitte Mariot)

11H14

B. James Butters est un drôle de loustic. L’auteur de Jérôme le Microbe et de Frisby la mouche, héros de fiction des petits et de grands, est aussi un excentrique de première bourre, amateur de costumes de marque et de voitures de collection. Viscéralement opposé à la violence, à la vue d’une goutte de sang, son cœur joue aussitôt au yoyo dans sa poitrine, il préfère écrire des histoires destinées aux enfants, non sans succès d’ailleurs. Pour l’amour d’une ex-petite amie redevenue sa régulière, il prend pourtant la route au volant de sa Rolls, quittant New-York pour les grands espaces du Nouveau-Mexique afin d’enquêter sur la mort suspecte de la saloperie répugnante qui lui a ravi l’amour de sa vie. Au pays des ploucs aux grands chapeaux, il ne tarde pas à se rendre compte qu’il est dangereux de sortir les vieux squelettes du placard.

Paru jadis en Série noire sous le titre mémorable (euphémisme) de Ré-Percussions, 11H14 est un récit tiré au cordeau, mêlant les poncifs du western et du roman noir. On n’en attendait pas moins de la part de Glendon Swarthout, bien connu pour ses western bankables. Deux d’entre-eux ont d’ailleurs fait l’objet d’une adaptation au cinéma, Le Dernier des géants (aka Le Tireur) avec John Wayne dans le rôle titre et Homesman de Tommy Lee Jones).

Efficace et sans chichis, 11H14 ne cherche pas l’introspection et ne s’enferre pas dans les descriptions interminables. Resserrée autour d’une intrigue nerveuse dont on devine les ressorts assez rapidement, l’histoire vaut surtout pour son narrateur haut en couleur, débarqué de New-York comme un chien dans un jeu de quilles ou plutôt comme un chihuahua enragé dans une partie de piñata.

Avec son bagout irrésistible, sa ténacité et sa pugnacité face aux menaces – que voulez-vous, quand on aime le BIEN et HAIS le mal, on ne peut passer outre sur certaines magouilles – Butters s’attire la sympathie du lecteur, d’autant plus facilement que le bougre s’y connaît en sarcasmes assassins et en costumes voyants faisant de lui une cible idéale.

Avec 11H14, Glendon Swarthout reste droit dans ses bottes, accomplissant finalement de la belle ouvrage. Et, si l’intrigue ne brille pas pour sa complexité, on se console toutefois d’être en bonne compagnie avec Jimmy Butters.

11H14 (Skeletons, 1979) de Glendon Swarthout – Réédition Gallmeister, collection « Totem », 2020 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par France-Marie Watkins, traduction révisée par Marc Boulet)

L’Extravagant Monsieur Parker

Pour Maureen et sa famille, le rêve américain ne revêt pas le sépia de la nostalgie. Il ne s’écrit pas davantage en technicolor, comme dans ces productions hollywoodiennes qui commencent à occuper les écrans des salles de cinéma. Dès l’arrivée du couple et de ses deux enfants dans le nouveau monde, il a pris le goût du sang versé pour se tailler une place au soleil d’Albuquerque. Condamné à vivre dans un fauteuil roulant après un accident du travail sur un chantier pas très regardant sur la sécurité, Sean a abandonné la foi ancestrale de sa contrée natale irlandaise, un ramassis de bobards sans queue ni tête selon lui, pour la lecture et de longues soirées sur la galerie de la demeure familiale. Devenue l’unique soutien de famille, Maureen a surmonté la déveine, prenant son destin en main après un bras de fer, bref et victorieux, contre la municipalité négligente. Elle y a gagné un emploi, prémisse d’une solide amitié avec Leroy Parker, un vieux monsieur à la vie bien remplie.

Parmi les figures légendaires de l’Ouest américain, Billy the Kid tient une place de choix. Si l’on fait abstraction de la filmographie consacrée au célèbre régulateur, le bonhomme est aussi le sujet d’une abondante littérature, plus ou moins inspirée, lui donnant souvent le beau rôle, mais insistant également sur l’ambivalence du personnage. Héros au grand cœur ou outlaw brutal ? La réponse à cette question n’a que peu de place dans la passion pour le personnage, l’affect semblant avoir pris définitivement le dessus sur la raison. De toute manière, depuis The Authentic Life of Billy The Kid de Pat Garrett, où le shérif de Lincoln livre sa propre vérité sur la mort du Kid, une vérité contestable et contestée, Billy the Kid a rejoint la longue liste des figures mythiques de l’Ouest dont on se plaît à romancer ou fantasmer les faits et gestes. Je renvoie les éventuels curieux aux ouvrages de Michael Ondaatje ou de Charles Neider, tous deux chroniqués sur ce blog.

Avec L’extravagant Monsieur Parker, Luc Baranger s’inscrit dans le sillon des auteurs ayant choisi de faire vivre le Kid au-delà du terme officiel de son existence, en 1881. Sur ce sujet, si Goodbye Billy de Laurent Whale m’a moyennement convaincu (euphémisme), je ne retiens pas mon enthousiasme pour le présent roman. Luc Baranger ne manque pas de talent pour faire revivre l’Ouest, mais aussi pour évoquer quelques épisodes de l’histoire américaine entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Pendant cette période charnière, où disparait la Frontière, les États-Unis commencent à imposer leur volonté sur le continent américain. Autrement dit, ils sèment la pagaille, la mort et la désolation au nom de la liberté et de la démocratie. En prenant le vieux monsieur Parker comme porte-parole, Luc Baranger se livre à une démythification des États-Unis, pays où on préfère imprimer la légende au lieu de s’en tenir aux faits. On prend ainsi grand plaisir à lire, sous sa plume imagée et truculente, le récit du desperado devenu vieillard indigne et malicieux, grand-père idéal pour les enfants de Maureen qui découvrent le hors champs historique de leur pays d’adoption. Luc Baranger évoque ainsi quelques-uns des mythes de l’histoire américaine, de l’épopée des Rough riders de Theodore Roosevelt, jusqu’aux actes des Banana Men, faisant et défaisant les gouvernements d’Amérique centrale pour le compte de l’United Fruit Company, sans oublier la Horde Sauvage de Butch Cassidy auquel le Kid rend justice et hommage avec sa nouvelle identité. S’il semble pencher pour le Kid, Luc Baranger n’atténue pas pour autant le caractère violent du personnage et sa morale personnelle guère respectueuse des lois ou conventions sociales. Au crépuscule de son existence, le Kid reste fidèle à lui-même, c’est-à-dire fidèle à un idéal de liberté où la parole donnée, la sincérité et une conception personnelle de la justice l’emportent sur un droit résultant d’un rapport de force défavorable aux femmes, aux minorités et aux humbles. Bref, de quoi entretenir le mythe encore longtemps.

L’extravagant Monsieur Parker apparaît donc comme un excellent roman, à la prose vigoureusement charpentée, non dépourvue de tendresse, mais où l’émotion finit par l’emporter. On n’a pas fini de réécrire l’histoire du Kid pour se venger du monde tel qu’on le subit.

L’extravagant Monsieur Parker de Luc Baranger – La Manufacture de livres, avril 2019

Journal des années de poudre

« Quand la légende dépasse la réalité, alors on publie la légende ! » Les amateurs de western auront reconnu ici sans mal la réplique du film L’Homme qui tua Liberty Valance. Une citation qui correspond idéalement au roman de Richard Matheson. Journal des années de poudre s’attache en effet à l’itinéraire de Clay Halser, une de ces légendes dont les aventures enjolivées composent l’ordinaire des dime novels, contribuant à forger le mythe du Far West. Surnommé par la presse le Prince des Pistoliers, Clay n’était pourtant au départ qu’un jeune homme plein d’espoir, parti chercher l’aventure à l’Ouest après avoir participé à la Guerre civile. Sans véritables qualités, si ce n’est celle de donner la mort sans coup férir, une tâche dont il s’est acquitté avec talent pour le compte de l’Union, il flirte d’abord avec l’illégalité avant d’endosser le costume funèbre de marshal. En dépit de la faible espérance de vie des gardiens de l’ordre, Clay se découvre très vite des dispositions pour la fonction, profitant d’être du bon côté de la loi pour régler ses comptes.

Faux roman fantastique mais authentique western, Journal des années de poudre n’aurait que peu d’intérêt si Richard Matheson se contentait de raconter le parcours violent et tragique d’un as de la gâchette. On renverra d’ailleurs les amateurs de noir et d’Ouest sauvage vers Deadwood de Pete Dexter, amplement plus convaincant sur ces deux points.

Individu ordinaire, un brin naïf, Clay Halser ressemble beaucoup à Wild Bill Hickok dont il croise la route à deux reprises. Matheson reviendra par la suite sur cette figure emblématique de l’Ouest avec The Memoirs of Wild Bill Hickok. En attendant, les aventures de Clay pillent sans vergogne quelques épisodes de l’histoire de la « frontière » américaine, notamment la guerre du comté de Lincoln. Fort heureusement, le récit profite d’un dispositif narratif astucieux, peut-être un tantinet lassant sur la longueur, présentant la mythification de Clay comme un processus de déshumanisation implacable. Récupéré après sa mort, le récit du pistolero, couché par écrit dans son journal intime, fait ainsi l’objet d’une publication posthume. Une version corrigée et retouchée (toutes les bordées d’injures sont coupées) qui, selon son ami le journaliste Frank Leslie, tente de rendre justice au pistolero en rétablissant la vérité sur sa vie. Bien entendu, la vérité se dessine entre les lignes, conférant à ce Journal des années de poudre une dimension introspective inattendue.

Mais le cœur du récit de Matheson se situe autour des notions de fiction et de réalité. Littéralement vampirisé par sa légende, dépossédé de son identité, Clay n’est finalement qu’un pantin, victime de ses pulsions, qui nourrit avec la fiction une relation exclusive et ambiguë.

Avec Journal des années de poudre, Richard Matheson nous livre donc un western dépourvu de toute vision archétypale, cherchant surtout à atteindre une forme de démystification, celle du Far West et de ses héros de papier.

Journal des années de poudre (Journal of the gun years, 1991) de Richard Matheson – Éditions Denoël, collection «  Lunes d’encre  », 2002 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par Brigitte Mariot)

Des jours sans fin

« Quand on discute avec un Irlandais, on discute en fait avec deux individus. Il est capable de vous aider comme personne ou de vous trahir comme personne. »

Poussé à l’exil par la famine loin de son Irlande natale, Thomas McNulty embarque pour l’Amérique, atterrissant au Canada après une traversée épouvantable. Il se lie d’amitié puis d’amour avec John Cole, un Américain rencontré par hasard, lui aussi fuyant la misère de la Nouvelle-Angleterre. Cette union contre nature, comme on dit à l’époque, scelle le destin des deux jeunes hommes. Mais, le nouveau monde n’est pas moins âpre que l’ancien. Pour se remplir l’estomac, il faut gagner sa croûte. Ensemble, ils filent vers l’Ouest, ralliant Saint-Louis où Titus Noone les embauche pour danser dans un saloon à Daggsville, déguisés en femme, l’espèce féminine se faisant rare dans ces contrées pionnières, avant de s’engager dans la glorieuse armée américaine. Sur la piste de l’Oregon, ils combattent les Indiens qui harcèlent les colons. Puis, après un bref retour à la vie civile, l’occasion pour eux de fonder une famille en adoptant une Indienne orpheline, ils participent à la guerre civile qui ravage l’Est du pays, mettant leur existence en danger sur les champs de bataille et pendant leur captivité dans la sinistre prison d’Andersonville. Au prix de mille sacrifice, de souffrances innommables, ils apprennent ainsi ce qu’il coûte de vivre.

À l’instar des Marches de l’Amérique de Lance Weller, Les jours sans fin s’attache à l’histoire des États-Unis, déconstruisant les mythes et l’imagerie sur lesquels se fonde l’identité américaine. On suit ainsi l’itinéraire d’un couple atypique entre l’Ouest et l’Est, des espaces sauvages livrés à la conquête et à la guerre contre les Indiens, aux territoires déchirés par le conflit entre l’Union et la Confédération. Au fil de leurs aventures, Thomas et John font l’expérience de l’intolérance, de la haine et de l’incompréhension, participant bien malgré eux à la Grande Histoire.

Le récit de Sebastian Barry ne nous épargne rien de la dureté de l’existence et de la fragilité de l’homme face aux maladies, au froid glacial et aux déchaînements aveugles de la nature. Il est pourtant traversé de moments de grâce, des pauses salutaires où se révèle la beauté des paysages et des instants fugace de bonheur ou de loyauté, loin de l’absurdité et de la violence des conflits humains.

Raconté à la manière de mémoires, le récit nous replonge dans les souvenirs de Thomas, acteur et narrateur des événements. Empreint d’une sorte de sagesse acquise au terme d’une longue vie, Des jours sans fin déroule une histoire tout en nuances, où ni les Indiens ni les colons, ni les Yankee ni les Rebelles n’incarnent le camp du bien ou du mal. Le ton fataliste, non dépourvu d’un certain détachement, dresse le portrait d’une nation née dans la violence, de l’exploitation de la misère, de l’extermination d’un peuple et d’une guerre civile où l’on expérimente la guerre moderne, camp de concentration y compris. Bref, Des jours sans fin exprime bien, d’un point de vue intime, toute l’ambiguïté des idéaux de l’Amérique.

Western en demi-teinte, Des jours sans fin recèle ainsi des trésors d’émotion, s’efforçant de révéler au grand jour la part individuelle et humaine du mythe américain. Au-delà de l’histoire des États-Unis, il dévoile également la fragilité et l’inconstance de la nature humaine.

Des jours sans fin (Days Without End, 2016) de Sebastian Barry – Éditions Joëlle Losfeld, collection « Littérature étrangère », 2018 (roman traduit de l’anglais [Irlande] par Laetitia Devaux)

Les Marches de l’Amérique

Parce qu’il n’a pas eu le courage de reprendre la ferme familiale, après la mort de sa femme, Pigsmeat Spense a tout abandonné, préférant s’aventurer sur la Frontière, histoire d’y prendre un nouveau départ. Après tout, l’Ouest n’est-il pas le territoire de toutes les promesses pour les déclassés et les marginaux, mais aussi pour le gouvernement américain, de plus en plus soucieux de l’intégrer dans l’Union afin de le découper en petits morceaux pour le vendre au plus offrant. Pour Tom Hawkins, la Frontière apparaît comme un refuge, un lieu où échapper à une carrière de tueur, inaugurée par le meurtre de son père. Amis depuis l’enfance, les deux hommes parcourent les terres encore vierges de l’Ouest américain, vivant de petits boulots sans parvenir à se fixer définitivement quelque part. Poursuivis par leurs nombreux crimes, ils désespèrent d’échapper à leur destin.

Jusqu’au jour où leur chemin croise celui de Flora, une esclave métisse, prostituée par le fils de son propriétaire. La belle leur offre l’opportunité de racheter leur existence criminelle, en accomplissant sa vengeance.

« Tu te souviens d’eux inquiets en permanence. Ils avaient peur de se perdre, puis ils avaient peur de se retrouver ailleurs que là où ils voulaient aller. Ils avaient peur du pays devant eux – l’immense horizon rouge sang vers lequel ne s’étendait rien d’autre que de l’herbe et un ciel si bleu qu’il leur faisait mal – mais ils continuaient à marcher, et toi, qui était si jeune, tu marchais avec eux.

Tu te souviens encore de ce ciel implacable. Parfois morcelé par des nuages et parfois non. Tu te souviens de ce vaste désert d’herbe qui n’était même plus l’Amérique, mais quelque autre pays, tu te souviens que le vent était sans saveur, et tu ne te souviens pas de grand-chose d’autre. Des étoiles la nuit, peut-être. »

La Frontière appartient aux mythes fondateurs, creuset de l’identité américaine. Déclinée sous diverses formes au cinéma et dans la littérature, elle a longtemps contribué à cette image de liberté incarnée par la jeune nation, fondée au départ sur la côte Est. Au point de masquer la réalité et ses angles morts, guère reluisant. Mais, que voulez-vous, quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende.

Avec Les Marches de l’Amérique, second roman de l’auteur paru en France, Lance Weller écorne quelque peu la légende. Délaissant le champs de bataille de la Wilderness, il porte son regard sur les étendues encore vierges de l’Ouest américain. Une immensité loin d’être encore complètement cartographiée, recelant des dangers de toutes sortes, maladie, déserts hostiles, cimes enneigées, indiens et desperados. Une terre de dispute, entre Mexicains et Américains, sillonnées par des bandes ensauvagées de chasseurs de scalps, par des prostituées, des trappeurs et autres ermites fuyant la « civilisation », toute une foule de va-nu-pieds à l’existence sordide. Un espace de conquête où débarque un flot continu de colons bien mal armés pour y survivre. Des pauvres gens, durs à la peine, portant dans leurs maigres bagages l’espoir de recommencer une existence sur des bases meilleures, avec comme seul avenir une vie de labeur et la certitude de finir enterré dans ce sol qu’ils convoitent tant.

Cette thématique traverse Les Marches de l’Amérique, comme un arrière-plan en technicolor, fournissant les composantes du destin de Tom, Pigsmeat et Flora. Une destinée implacable que le trio s’efforce de faire mentir et qui pourtant finit par les rattraper. Car en effet, à l’instar de Méridien de sang de Cormac McCarthy, l’Ouest de Lance Weller n’a rien d’un décor en carton pâte, posé là pour faire joli. La majesté de ses paysages s’oppose au triste spectacle de l’humanité, dont les manifestations composent les chapitres violents de l’histoire de sa conquête. Un récit bien éloigné de l’imagerie naïve du légendaire de la Frontière.

Déconstruction critique du mythe de la Frontière, Les Marches de l’Amérique se révèle un récit empreint d’un fatalisme dépourvu de toute nostalgie, et pourtant, au-delà de la flamboyance des faiseurs de légende et des politiques, le roman de Lance Weller dévoile des trésors d’humanité. Et, pas toujours là où on le croit.

« Je suis en train de te dire qu’un homme qui va là-bas, dans l’Ouest, maintenant, il pourrait y prendre un bon départ dans la vie. Ou y prendre un nouveau départ. Un homme pourrait laisser derrière lui tout ce qu’il était. Peut-être se faire un jardin dans tout ce désert. Pars pour l’ouest. Et raconte-toi une nouvelle petite histoire sur toi-même. »

Les Marches de l’Amérique (American Marchlands, 2017) de Lance Weller – Éditions Gallmeister, collection « Nature Writing », 2017 (roman traduit de l’anglais [États-Unis] par François Happe)

Butcher’s Crossing

butchersAprès avoir quitté Harward où il menait de brillantes études, William Andrews rallie Butcher’s Crossing, au fin fond du Kansas. À l’instar de nombreuses villes champignons de la Frontière, la bourgade attend le coup de pouce décisif du chemin de fer pour se développer. Pour le moment, seuls un saloon, un hôtel, un magasin général, quelques tentes et abris de fortune servent de décor au commerce fructueux des peaux de bison, spécialité de la localité. Point de rassemblement des équipes de chasseurs chargées de traquer le bovidé dans les grandes plaines, les lieux connaissent ainsi une activité prometteuse. Pourtant, depuis quelque temps, le bison se fait rare, victime de la surexploitation et de l’appétit inextinguible des Self made men.

Pour Andrews, Butcher’s Crossing n’est que la première étape d’un voyage initiatique. Un jalon dans sa quête d’absolu et le point de départ vers cette nature sauvage, d’où il espère tirer un sens à son existence. En compagnie de Miller, un chasseur réputé dans la région, il part en expédition vers une vallée cachée dans les Rocheuses où se trouverait une des dernières hardes de bisons.

Découvert dans nos contrées par le truchement d’Anne Galvada (hein?), John Williams délaisse ici le registre de la fresque romanesque pétrie de bruit et de fureur, lui préférant celui du récit naturaliste et du Nature Writing.

Butcher’s Crossing relève à la fois du roman d’apprentissage et du Western. Il tient du premier par son ton, celui d’un jeune homme amené à se révéler grâce à une immersion au cœur des Rocheuses. Quant au second, il faut le rechercher dans histoire de chasse aux bisons au-delà de la Frontière. Sur ce point, l’aventure de Will Andrews fait littéralement voler en éclats les représentations du Grand Ouest. Loin de la figure mythifiée, de son exploitation mercantile par le Buffalo Bill Wild West Show et plus tard par Hollywood, la Frontière de John Williams sert de décor à une galerie de personnages vulgaires et incultes, plus préoccupés par la satisfaction de leurs besoins. Pour cette engeance, la nature apparaît comme une ressource à exploiter, voire à épuiser, histoire d’en tirer un maximum de profit avant de partir ailleurs.

Entre Miller, obsédé par la chasse aux bisons jusqu’à l’absurde, à moins que cette activité ne soit qu’un exutoire à sa folie meurtrière, Charley Hoge, mi-poivrot mi-prêcheur, et Schneider, écorcheur sans autre idéal que celui de prendre du bon temps, le jeune Will Andrews semble en bonne compagnie pour atteindre cet absolu qui semble sans cesse lui échapper. De ce voyage aux frontières de la métaphysique, il retire finalement une certaine amertume et le sentiment d’avoir découvert sa part obscure. En cela, on peut dire effectivement que Butcher’s Crossing a ouvert la voie à Méridien de Sang de Cormac McCarthy.

Maintenant, suivez mon regard. Foncez !

butchers-crossingButcher’s Crossing (Butcher’s Crossing, 1960) de John Williams – Éditions Piranha, 2006 (roman traduit de l’anglais [Etats-Unis] par Jessica Shapiro)